Notice 51

Transposition didactique

Dominique Raulin

Joël Lebeaume

Le concept de « transposition didactique » est introduit en 1985 par Chevallard, didacticien des mathématiques, dans un ouvrage éponyme dont le sous-titre de la couverture est « Du savoir savant au savoir enseigné » et le sous-titre du texte de l’ouvrage est « Des mathématiques savantes aux mathématiques enseignées ». C’est donc en référence aux mathématiques et pour celles-ci qu’il questionne « ce qui, dans le système didactique [élèves, enseignant et savoir] vient à paraître à l’enseigne du Savoir, qu’est-ce donc ? ». Son interrogation se situe à la suite d’une période pendant laquelle la préoccupation majeure des chercheurs porte sur la relation pédagogique ou psychopédagogique, enseignant-enseignés, concrétisée par des recherches-actions. La didactique des mathématiques qui se constitue à cette époque en tant que science, s’intéresse aux relations qui se développent entre un enseignant, un élève/des élèves et un savoir mathématique. Dès lors que la didactique intègre le savoir dans ses relations avec le professeur et les élèves, différentes questions fondamentales portent sur « le savoir enseigné, le savoir tel qu’il est enseigné, le savoir initialement désigné comme devant être enseigné, le savoir à enseigner », en d’autres termes : « Qu’est-ce qui est enseigné ? Qu’est-ce que le savoir enseigné ? Quel est son rapport avec le savoir savant ? Quels écarts entre les uns et les autres ? Tout savoir savant est-il enseignable ? Tout savoir savant doit-il être enseigné ? »

La transposition didactique étudie donc les transformations successives d’un savoir savant jusqu’à son enseignement dans les classes. Elle prend acte du fait, d’une part que le savoir savant doit être adapté pour pouvoir être enseigné, et d’autre part que le savoir désigné pour être enseigné est différent de celui qui est réellement enseigné dans les classes. Chevallard précise la distinction entre la transposition didactique externe qui est le passage des « savoirs savants » aux « savoirs à enseigner » : elle s’opère en dehors du système didactique. La transposition didactique interne est le passage des « savoirs à enseigner » aux « savoirs enseignés » : elle est le fait des enseignants et des pratiques de classe.

Cette formalisation de la transposition didactique par Chevallard s’adosse aux travaux du sociologue Verret publiés en 1975 qui met en évidence via « la transmission scolaire bureaucratique » que certains savoirs ne sont pas enseignables ou scolarisables et que des transformations sont nécessaires pour rendre certains savoirs enseignables et appris. Pour Verret, ces transformations majeures du savoir portent sur sa désyncrétisation (d’une approche globale à la division en contenus disciplinaires spécialisés), sa dépersonnalisation (détachement des personnes productrices des savoirs), sa programmation (pour une progression scolaire), sa publicité (au sens de rendre publics ces contenus dans les programmes) et son contrôle social des acquisitions (certification).

Dès la publication du livre de Chevallard en 1985, le concept de transposition didactique s’est imposé comme un concept majeur pour les didactiques et les recherches sur les contenus d’enseignement. Il est soumis dans l’ouvrage collectif La transposition didactique à l’épreuve (Arsac et al., 1994) qui « teste sa pertinence en dehors des mathématiques », notamment pour l’enseignement de la physique, pour l’organisation d’un enseignement professionnel pour adultes et pour l’ingénierie didactique associée à la proposition de nouveaux contenus scolaires. Par la suite, les différentes didactiques disciplinaires ont cherché à l’appliquer avec plus ou moins de suspicion et de facilité. Deux constats ont été faits : 1) la notion de savoir savant n’est pas commune à toutes les disciplines scolaires : par exemple, le poème Le lac de Lamartine n’est pas un savoir savant au même titre que la loi d’Ohm. Il serait peut-être plus juste de le qualifier de savoir patrimonial. 2) Dans les programmes d’enseignement, il existe un nombre important de contenus qui ne se réfèrent pas à des savoirs savants : outre des exemples comme Le lac, il y a des contenus qui relèvent de pratiques, par exemple la pratique orale d’une langue étrangère. Afin de prendre en compte cette caractéristique, Martinand (1986) introduit la notion de pratiques sociales de référence (voir la notice 41 « Pratiques sociales de référence »), tout en explicitant le travail du didacticien.

La transposition didactique se révèle inapplicable dans certaines disciplines pour différentes raisons. Tout d’abord, la notion de savoir savant est fortement débattue dans certaines disciplines. Si aucun chimiste ne conteste le statut de savoir savant du tableau périodique des éléments de Mendeleïev, il n’en est pas de même pour La critique de la raison pure de Kant alors que ses théories sont régulièrement discutées. Mais inversement, un élève de classe terminale peut-il ignorer les théories de Kant ? Celles-ci ne font-elles pas partie de « l’outillage philosophique » qu’il faut donner aux élèves pour qu’ils puissent développer leur propre réflexion philosophique, au même titre que la théorie de l’évolution de Darwin est présentée en SVT, ou le théorème de Thalès en mathématiques ? Il existerait donc d’autres savoirs que les savoirs savants, qui seraient susceptibles de servir de référence pour devenir des savoirs à enseigner. Secundo, l’existence du savoir savant n’est pas l’assurance de pouvoir appliquer la transposition didactique. En histoire par exemple, la notion de savoir savant n’est pas contestée : en revanche, Audigier (1988) montre qu’en histoire, ce n’est pas par transposition qu’on adapte un savoir savant pour le rendre enseignable mais par recomposition (didactique). Genevois et Chopin (2014) reprennent cette expression à propos de la géographie scolaire. Dans les enseignements d’expression et de création (EPS, éducation musicale et arts plastiques), le terme de savoir savant n’est pas utilisé et les pratiques sociales de référence sont fluctuantes selon les périodes ou les tendances… Par exemple, en EPS, la référence a évolué au cours du temps entre la préparation militaire, la pratique sportive voire la compétition et l’éducation physique. Il en est de même dans les enseignements artistiques, où la référence oscille entre les œuvres patrimoniales et la pratique artistique.

Le concept de transposition didactique a considérablement élargi le champ des recherches en didactique puis dans les didactiques disciplinaires en interrogeant les contenus à enseigner. Son introduction a permis de mettre en évidence des différences profondes entre les enseignements pour lesquels la nature des références (Martinand, 1985) diverge. Par contrecoup, il remet implicitement en cause l’existence d’un corpus de contenus d’enseignement incontestables – les fondamentaux – puisque beaucoup d’entre eux ne sont pas issus de savoirs savants : dans l’enseignement secondaire notamment, le développement des éducations à… (voir la notice 30 « Éducations à… »), des dispositifs (voir la notice 28 « Dispositifs ») est la concrétisation de cette réalité.

Plus récemment, la problématique de la transposition étendue à la transposition curriculaire (Jonnaert, 2015) suit la même logique en explorant également des transformations, celles que subissent les politiques d’éducation depuis leur conception jusqu’à leur mise en œuvre dans les classes (voir la notice 50 « Transposition curriculaire »). Les deux concepts ne s’excluent donc pas puisqu’ils ne portent pas sur les mêmes objets, politiques éducatives et savoirs savants.

Références

Arsac Gilbert, Chevallard Yves, Martinand Jean-Louis et Tiberghien Andrée (dir.) (1994). La transposition didactique à l’épreuve, La Pensée sauvage.

Audigier François (1988). « Didactique de l’histoire, de la géographie et des sciences sociales : propos introductifs », Revue française de pédagogie, vol. 85, p. 5-9. https://doi.org/10.3406/rfp.1988.1432

Chevallard Yves (1985). La transposition didactique : du savoir savant au savoir enseigné, La Pensée sauvage.

Genevois Sylvain et Chopin Hervé (2014). « Du “conflit d’usage” à la négociation des points de vue entre acteurs. Réflexions didactiques sur les conditions de transférabilité du protocole ARDI en milieu scolaire ». Actes du colloque international de didactiques de l’histoire, géographie et éducation à la citoyenneté de Caen.

Jonnaert Philippe (2015b). Indicateurs pour valider un curriculum, Chaire Unesco de développement curriculaire (CUDC)/Université du Québec à Montréal/Bureau international de l’Éducation de l’UNESCO (BIE).

Martinand Jean-Louis (1986). Connaître et transformer la matière, Peter Lang.

Verret Michel (1975). Le temps des études, Honoré Champion.