Notice 50

Transposition curriculaire

Dominique Raulin

La « transposition curriculaire » est présentée par Jonnaert en 2015 dans un document publié sous l’égide de l’Unesco. Par son adjectif, cette notion se distingue de celle de « transposition didactique » proposée par Chevallard (1985) qui explore les conditions du passage « du savoir savant au savoir enseigné » (voir la notice 51 « Transposition didactique »). Jonnaert inscrit sa proposition et son analyse dans l’approche du « curriculum holistique », c’est-à-dire en examinant sa globalité. Dans cette perspective, il considère que le curriculum est le « passeur des politiques éducatives » et donc qu’il existe une transposition curriculaire dont il donne la définition suivante : « La transposition curriculaire analyse le cheminement des prescrits et des recommandations des politiques éducatives vers les programmes éducatifs, ensuite de ces programmes jusqu’à l’action éducative ». Jonnaert (2015b) renforce la définition en précisant : « En amont du curriculum, elles [les politiques éducatives] en constituent le matériau de base » (p. 24).

En détaillant les étapes de l’analyse descendante depuis les politiques éducatives jusqu’aux pratiques d’enseignement-apprentissage dans la classe, la transposition curriculaire se révèle pouvoir être un outil de conception et de mise en œuvre de tout curriculum et un outil permanent d’évaluation, de vérification et de validation de celui-ci à chacune de ces étapes.

La transposition curriculaire commence par le décodage des politiques éducatives dont l’objectif est de fixer les orientations du curriculum. Le travail de décodage porte sur les éléments les plus variés à disposition (textes politiques, textes de loi, décrets, études). Il a pour objectif de fixer un cadre qui, selon les pays où cette démarche a été enclenchée ou suivie, s’appelle core curriculum (CC) ou cadre d’orientation curriculaire (COC). « En d’autres termes, un COC et un CC proposent une architecture autour de laquelle le travail curriculaire définit des plans d’action pédagogiques et administratifs afin de rendre ces politiques effectives dans les salles de classe » (Jonnaert, 2015, p. 26). Jonnaert considère que l’existence d’un document-cadre (CC ou COC) est une condition nécessaire, mais pas toujours suffisante dans la mesure où elle n’est pas l’assurance d’aboutir à un curriculum cohérent et limpide. Ainsi, il note déjà en 2001 : « Même si les politiques éducatives sont en amont du travail curriculaire, tout curriculum s’inscrit dans la complexité et adopte, à travers ces COC et ces CC, des compromis parfois difficiles, voire même peu ou pas du tout rationnels » (Jonnaert, 2001 ; 2005, p. 26).

Une autre étape importante de la transposition curriculaire est celle de la définition des programmes (ou programmes d’enseignement, programmes d’études, etc.) : en effet, les textes-cadres permettent théoriquement de justifier et donc d’assurer la légitimité des choix opérés. Mais ceux-ci laissent en suspens la question des choix faits parmi tous les possibles et n’abordent pas la question de la légitimité des personnes capables de participer à cette élaboration : enseignant-chercheur, professeur de l’enseignement scolaire, élu, membre de la société civile, acteur de l’économie, etc.

Dans le cas français, en considérant la période récente (1975-2013), le parlement a voté quatre lois sur l’éducation qui apportent, chacune, de nouveaux éléments d’inégale portée, de politique éducative :

  1. Dans la loi Haby (1975) : « Elle [la formation] favorise l’épanouissement de l’enfant, lui permet d’acquérir une culture, le prépare à la vie professionnelle et à l’exercice de ses responsabilités d’homme et de citoyen. Elle constitue la base de l’éducation permanente. Les familles sont associées à l’accomplissement de ces missions. Pour favoriser l’égalité des chances, des dispositions appropriées rendent possible l’accès de chacun, en fonction de ses aptitudes, aux différents types ou niveaux de la formation scolaire. »
  2. Dans la loi Jospin (1989) : au-delà du slogan « l’élève au centre du système », présent dans un document annexé à la loi, « les écoles, les collèges, les lycées et les établissements d’enseignement supérieur sont chargés de transmettre et de faire acquérir connaissances et méthodes de travail. Ils contribuent à favoriser l’égalité entre les hommes et les femmes. Ils dispensent une formation adaptée dans ses contenus et ses méthodes aux évolutions économiques, technologiques, sociales et culturelles du pays et de son environnement européen et international […]. L’acquisition d’une culture générale et d’une qualification reconnue est assurée à tous les jeunes, quelle que soit leur origine sociale, culturelle ou géographique. L’intégration scolaire des jeunes handicapés est favorisée. Les établissements et services de soins et de santé y participent. »
  3. Dans la loi Fillon (2005) : « Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. » […] « La scolarité obligatoire doit au moins garantir à chaque élève les moyens nécessaires à l’acquisition d’un socle commun constitué d’un ensemble de connaissances et de compétences qu’il est indispensable de maîtriser pour accomplir avec succès sa scolarité, poursuivre sa formation, construire son avenir personnel et professionnel et réussir sa vie en société. »
  4. Dans la loi Peillon (2013) : « L’éducation à l’environnement et au développement durable débute dès l’école primaire. Elle a pour objectif de sensibiliser les enfants aux enjeux environnementaux et à la transition écologique. » […] « Elle permet la transmission et l’acquisition des connaissances et des savoirs relatifs à la nature, à la nécessité de préserver la biodiversité, à la compréhension et à l’évaluation de l’impact des activités humaines sur les ressources naturelles et à la lutte contre le réchauffement climatique. » […] « L’instruction est obligatoire pour chaque enfant dès l’âge de trois ans et jusqu’à l’âge de seize ans. »

Ces modifications des politiques éducatives inscrites dans les lois n’ont globalement pas été suivies systématiquement du décodage, présenté comme primordial par Jonnaert. Les décrets d’application, puis éventuellement les arrêtés pris par le ministre comportent peu de références explicites aux politiques inscrites dans les lois. Un seul contre-exemple marquant peut toutefois être cité : la mise en place du socle commun des connaissances et des compétences inscrit dans la loi Fillon (2005) qui donne lieu à un décret spécifique qui en explicite les contenus. Outre les lois, il existe dans le système éducatif français une multitude de textes réglementaires (décrets, arrêtés, notes de service) ou non réglementaires (rapports ou comptes-rendus de travaux menés au fil des années par des instances aussi variées que l’Inspection générale de l’éducation nationale [IGEN], le Conseil national des programmes [CNP], le Haut Conseil de l’éducation [HCE], le Conseil supérieur des programmes [CSP], le Conseil supérieur de l’éducation [CSE], le Conseil national d’évaluation du système scolaire [CNESCO], le Haut Comité de suivi des concours [HCSC], etc.). Aucun travail visant à décoder les politiques éducatives portées par ces textes considérés dans leur globalité, ainsi que dans les lois n’a jamais été mené. En suivant l’argumentation de Jonnaert, cela peut partiellement expliquer la quasi-impossibilité en France de rentrer dans un processus de transposition curriculaire et donc d’élaboration de curricula.

En conclusion, la notion de transposition curriculaire introduite par Jonnaert en 2015 constitue un argument de légitimation de tout curriculum en se référant en premier lieu aux politiques éducatives. Elle se démarque d’une définition sectorielle des enseignements dans laquelle l’existence de ceux-ci, leur organisation et leurs contenus d’enseignement s’autojustifient. La transposition curriculaire est un argument fort pour inciter les systèmes éducatifs à définir des curricula, alors que cette évolution est parfois considérée et présentée surtout comme un choix idéologique visant à remettre en cause les enseignements disciplinaires traditionnels.

Références

Chevallard Yves (1985). La transposition didactique : du savoir savant au savoir enseigné, La Pensée sauvage.

Jonnaert Philippe (2001). « La thèse socioconstructiviste dans les nouveaux programmes d’études au Québec : un trompe l’œil épistémologique ? », Canadian Journal of Science, Mathematics, and Technology Education, vol. 1, no 2, p. 223-230. https://doi.org/10.1080/14926150109556463

Jonnaert Philippe (2005). Indicateurs pour une évaluation globale d’un curriculum. Document 2. Note théorique et indicateurs pur un processus de validation, Chaire Unesco de développement curriculaire.

Jonnaert Philippe (2015b). Indicateurs pour valider un curriculum, Chaire Unesco de développement curriculaire (CUDC)/Université du Québec à Montréal/Bureau international de l’Éducation de l’UNESCO (BIE).