Notice 44

Référentiels de compétences, référentiels de situations

Jean-François Métral

Depuis les années 1960, les institutions éducatives et les acteurs de l’enseignement et de la formation sont à la recherche de principes qui permettraient de structurer une ingénierie des curricula pour assurer leur cohérence, celle de leur structure et de chacun des éléments qui les constituent, avec les multiples objectifs (parfois contradictoires) qu’ils leur assignent. Ils cherchent à appuyer ces curricula sur « un ensemble de références qui, au-delà du contenu d’enseignement, permettent de donner un sens aux apprentissages et de guider les choix des situations de formation » (Bouiller-Oudot, 2006, p. 362).

Que ce soit au niveau national ou international, cet objectif s’est traduit dans de nombreux pays par des réformes des politiques d’éducation adoptant une approche des curricula par les compétences (APC, voir la notice 2 « Approche par compétences »). Cependant, la notion de compétence reste polysémique, difficile à appréhender et à opérationnaliser en matière de formation et de construction de références pour les curricula (Rey, 2014) (voir la notice 7 « Compétences »). La traduction la plus immédiate et la plus classique d’une telle approche dans les systèmes d’enseignement et de formation consiste en la mise en place de référentiels de compétences, exprimant les objectifs opérationnels, évaluables et transférables, visés à l’issue de la formation : savoirs, savoir-faire et savoir-être, capacités (comme capacité d’analyse, capacité de synthèse, adaptabilité, etc.). Mais de nombreux auteurs constatent que ces objectifs sont alors exprimés de manière générale, décontextualisée, non hiérarchisée et redécoupée selon les logiques disciplinaires, les rapprochant de la pédagogie par objectifs et difficiles à opérationnaliser pour l’ingénierie pédagogique et didactique des formations. De plus, ils pointent le fait que les compétences y sont envisagées comme autant de ressources individuelles détachées des situations et des tâches pourtant constitutives des définitions de la compétence envisagée comme un « savoir agir en situation ».

C’est pour dépasser les nombreuses critiques adressées à une telle approche de la compétence en formation que différents chercheurs francophones ont proposé d’adopter une approche située de la compétence (ou approche par les situations), plus cohérente et opérationnelle selon eux avec la finalité de développement de compétences affichée dans l’APC (Ferron et al., 2006 ; Jonnaert, 2010 ; Jonnaert et al., 2007 ; Jonnaert et al., 2020 ; Mayen et al., 2010). La notion de référentiel de situations est alors apparue dans les années 2000, simultanément en France et au Québec. Un référentiel de situations est un document définissant et caractérisant les familles de situations qui serviront de référence pour l’élaboration des contenus et situations de formation et d’évaluation (et donc pour l’élaboration des référentiels correspondants).

Cette approche d’orientation socioconstructiviste se fonde sur plusieurs postulats. Le premier est que la compétence ne doit pas être substantialisée puisqu’elle est une « relation dynamique d’une personne avec des situations ou des classes de situation » (Mayen et al., 2010, p. 31), et qu’elle ne peut donc qu’être inférée à partir du traitement compétent, c’est-à-dire réussi et socialement acceptable, des situations d’une même famille par une personne. Le deuxième est que, si l’on considère que « ce qu’une personne peut faire dans une situation donnée est fonction des ressources et contraintes de la situation et du rapport que la personne entretient avec celle-ci […] » (Ferron et al., 2006, p. 15-16), alors la compétence a un caractère distribué dans la situation. Autrement dit, la compétence n’est pas un attribut de la personne. De plus, les savoirs, quelle que soit leur origine (scientifique, technique, disciplinaire, professionnelle), sont alors envisagés comme des ressources articulées à d’autres types de ressources pour traiter les situations, ce qui leur donnerait davantage de sens pour les apprenants. Le troisième est que la compétence se développe et s’évalue à partir de l’action en situation et le traitement de plusieurs situations d’une même famille.

Pour ces auteurs, la compétence n’est donc pas « un objet curriculaire à proprement parler ». C’est son « développement en situation par les apprenants » qui est une des finalités des formations (Jonnaert, 2010). Dès lors, « ce ne sont plus les sujets disciplinaires [qui doivent être] prescrits, mais les classes de situations qui doivent être maîtrisées de manière compétente […] » (Jonnaert et al., 2007, p. 196). Dans cette approche, les situations prennent alors un triple statut pour la formation : elles sont une origine (ce qui permet de définir ce qu’il y a à apprendre), un moyen (ce à partir de quoi on va apprendre) et une fin (ce en fonction de quoi on valide ce qui a été appris) (Mayen et al., 2010). La conséquence est que cela conduit à organiser les références pour les curricula à partir des situations et de leurs structures.

Les chercheurs proposent différentes démarches pour identifier, choisir, caractériser et formaliser des familles de situations de référence pour une formation. Elles conduisent à la constitution de banques de situations qui serviront à l’élaboration des référentiels. Jonnaert (2010) propose ainsi un ensemble d’étapes pour la planification d’une réforme curriculaire selon une approche par les situations. Celle-ci intègre notamment une démarche « d’élaboration d’une matrice du traitement compétent de situations » constituée :

Cette matrice « présente le noyau des éléments essentiels au traitement d’une situation » qui sont « suffisants pour présenter ce dont un enseignant a besoin pour organiser des activités relatives aux situations qui permettront aux élèves de développer des compétences » (Jonnaert, 2010, p. 45).

Dans le domaine de la formation professionnelle, Mayen et al. (2010) proposent de s’appuyer sur une analyse des emplois visés par la formation et du travail réel des professionnels qui les occupent pour identifier les situations professionnelles de référence :

Il s’agit aussi de caractériser les principales variables agissantes prises en considération par les professionnels compétents, ainsi que les ressources que ceux-ci mobilisent pour agir. Les auteurs proposent un ensemble de catégories permettant de caractériser les situations dans une perspective didactique : buts ; objet(s) de l’action ; conditions (ressources et contraintes) ; variabilité et diversité ; dimensions (variables) agissantes ; résultats attendus, critères et indicateurs de réussite. Y est associé un ensemble d’actions habituellement déployées et de ressources (connaissances, raisonnements, techniques gestuelles, etc.) mobilisées par les professionnels compétents pour ces situations.

L’approche par les situations a notamment été déployée dans des référentiels des enseignements de base et des enseignements des écoles primaires et parfois secondaires de plusieurs pays d’Afrique (Cameroun, Côte d’Ivoire, Congo, Madagascar, Niger, Sénégal), dans la formation des enseignants à Madagascar, dans l’éducation des adultes au Québec, et aussi dans les référentiels de l’enseignement technique agricole français. Selon les contextes, elle y sert de fondements à des enseignements de mathématiques, de sciences, de langues ou encore à des enseignements techniques et professionnels. Elle prétend à une visée instrumentale et praxéologique en mettant à disposition des enseignants un ensemble de situations et d’éléments utiles et nécessaires pour créer des situations et conditions d’élaboration et d’évaluation des compétences visées. Pour cela, elle repose sur un triple pari. En décrivant des composantes des situations significatives de la compétence, elle fait l’hypothèse d’une capacité des enseignants à construire des situations de formation et d’évaluation. En privilégiant un niveau générique de ces repères, elle laisse du jeu pour ajuster les séquences et situations de formation à la diversité et la variabilité du contexte de formation local. Enfin, en renonçant à des repères sur des (bonnes) pratiques, elle évite une réification des actions possibles pour les apprenants dans les situations de formation. Elle laisse ainsi ouverte la possibilité de travailler la diversité et la variabilité des actions compétentes déployables pour une même situation.

Références

Bouiller-Oudot Marie-Hélène (2006). « La construction de curriculums et la définition de nouveaux métiers », dans Yves Lenoir et Marie-Hélène Bouiller-Oudot (dir.), Savoirs professionnels et curriculum de formation, Presses de l’Université Laval, p. 345-364.

Ferron Olivier, Humblot Jean-Pierre et Mayen Patrick (2006). Introduire un référentiel de situations dans les référentiels de diplôme en BTS, rapport de recherche, AgroSup Dijon.

Jonnaert Philippe (dir.) (2010). Approche par situations. Matrice du traitement compétent d’une situation, Cahiers de la CUDC, no 5. https://doi.org/10.13140/2.1.4195.5201

Jonnaert Philippe, Masciotra Domedico, Barrette Johanne, Morel Denise et Mane Yaya (2007). « From Competence in the Curriculum to Competence in Action », Prospects, vol. 37, no 2, p. 187-203. https://doi.org/10.1007/s11125-007-9027-9

Jonnaert Philippe, Depover Christian et Malu Raissa (2020). Curriculum et situations. Un cadre méthodologique pour le développement de programmes éducatifs, De Boeck.

Mayen Patrick, Métral Jean-François et Tourmen Claire (2010). « Les situations de travail. Références pour les référentiels », Recherche et formation, vol. 64, p. 31-46. https://doi.org/10.4000/rechercheformation.191

Rey Bernard (2014). La notion de compétence en éducation et formation : enjeux et problèmes, De Boeck. https://doi.org/10.3917/lfa.191.0015