Notice 29

Diversité des curricula

Luisa Lombardi

Considérés à l’échelle internationale, les curricula mis en œuvre dans les différents systèmes éducatifs sont caractérisés à la fois par une relative uniformité et par une grande diversité. Leur uniformité est liée à des tendances internationales qui influencent les conceptions des curricula, notamment en ce qui concerne les enjeux politico-éducatifs qui leur sont attribués. Par exemple, les curricula de l’école élémentaire assument, dans tous les systèmes éducatifs, la mission d’apprendre à tous les élèves d’une classe d’âge, à lire, à écrire et à compter. Des influences internationales sont également visibles au niveau de l’enseignement, dans l’introduction de nouveaux contenus – on pourrait citer l’exemple de l’éducation au développement durable, ou même dans l’adoption d’approches pédagogiques particulières – comme l’approche par compétences dans l’enseignement des langues vivantes, de l’EPS ou des sciences expérimentales au lycée. Dans le contexte actuel, ces tendances à l’uniformité s’accélèrent, en étant indirectement impulsées par les enquêtes comparatives produites par les organismes internationaux, devenues un moyen de régulation des réformes éducatives nationales (Mons, 2007). En effet, visant la production des données comparables utiles au pilotage des politiques éducatives, ces organismes établissent des « espaces d’équivalence » (voir la notice 38 « Matrice curriculaire ») entre les systèmes, en s’abstrayant des différences entre les curricula (Kieffer, 2007). Malgré cela, les curricula restent fondamentalement remarquables à travers le monde par leur diversité. Les différences concernent l’ensemble des éléments qui les constituent (De Landsheere, 1992). L’étude de cette diversité, à l’aide de la méthode comparative (Vigour, 2005), représente une source de données exploitables, aussi bien à des fins de recherche – en histoire, sociologie, didactique, sciences politiques – que de soutien à la prise de décision institutionnelle.

Il est possible de citer différents exemples du type de contribution que l’étude de la diversité apporte à la réflexion dans le domaine de l’éducation.

L’étude des contrastes entre les curricula permet d’analyser finement les contextes qui ont déterminé les différences entre les systèmes (Isambert-Jamati, 1990, entre autres). Sont citées à ce propos les différences entre les programmes scolaires italiens et français : les premiers étant des textes courts ne contenant que quelques indications succinctes sur les compétences et attitudes que l’élève doit avoir acquises en fin de scolarité ; les seconds étant plus détaillés et construits autour de connaissances à enseigner. Chercher les raisons de ces différences amène à creuser l’histoire des relations entre l’État central et ses régions dans les deux pays, qui sont profondément différentes. En particulier, dans le cas italien, les revendications historiques d’une plus forte autonomie de la part des régions et même des établissements scolaires en matière d’éducation ont conduit l’État à promulguer dans les années 2000 une réforme constitutionnelle qui ne lui laisse qu’une compétence résiduelle dans ce domaine. Ainsi, l’autorité centrale se limite désormais à donner des Indicazioni nazionali per il curricolo (« Indications nationales pour la construction du curriculum de l’établissement »), c’est-à-dire à indiquer aux équipes éducatives les contenus essentiels à faire acquérir à chaque élève. Il appartient à ces équipes d’élaborer, à partir de ces références nationales, le curricolo le plus adapté aux besoins des classes. Au contraire, en France, la tradition centralisatrice qui caractérise historiquement les relations entre l’État et les acteurs locaux a permis au premier de garder la prérogative de définir les contenus d’enseignement dans le détail. Ceci, en dépit du fait que les établissements scolaires du second degré jouissent, depuis 1985, d’une autonomie portant sur « le choix de sujets d’études spécifiques à l’établissement » (décret no 85-924 du 30 août 1985).

Par ailleurs, l’étude de la diversité des curricula permet d’identifier et d’analyser les significations que leurs différences assument par rapport aux élèves et au sein des sociétés (Bernstein, 1975, entre autres). Par exemple, des recherches sur la diversité des curricula du deuxième cycle de l’enseignement secondaire en Europe (Lombardi, 2017) ont montré comment les choix effectués dans les pays en matière d’organisation des cursus expriment un « sens », une fonction particulière remplie par cet enseignement au sein des systèmes éducatifs respectifs. En effet, ces configurations (voir la notice 9, « Configuration disciplinaire et configuration curriculaire ») révèlent des conceptions différentes de ce que veut dire, au sein des sociétés, « préparer les élèves aux études supérieures ». Les cas anglais et italien, particulièrement contrastés, illustrent cette réalité. En Angleterre, le lycéen choisit le nombre et la combinaison particulière des enseignements qu’il souhaite suivre durant les années du lycée dans l’offre de formation nationale et dans celle de l’établissement : aucun enseignement n’est obligatoire, l’acquisition d’une culture commune n’étant pas visée par l’autorité éducative. Cette absence de prescriptions impose au lycéen de chercher ailleurs les critères l’aidant à prendre sa décision : ce sont les règles d’admission établies par les universités qui assument dès lors un pouvoir prescriptif. Ainsi, dès son entrée dans le secondaire supérieur, le lycéen anglais est projeté très fortement vers le choix de ses études supérieures ; ceci d’autant plus que cet horizon est proche : la durée du cursus lycéen anglais est d’à peine deux ans, couvrant la tranche d’âge de 16 à 18 ans. Une telle configuration du lycée exprime la fonction prioritaire de l’enseignement secondaire supérieur en Angleterre, qui est de garantir à chaque élève une orientation réussie et une première spécialisation dans un nombre restreint de disciplines qui caractérisent le cursus universitaire qu’il vise. La configuration du liceo italien (cinq années d’études, pour des élèves âgés de 14 à 19 ans) exprime une exigence différente. Il propose six parcours lycéens constitués chacun d’enseignements qui sont tous obligatoires : le lycéen italien n’a donc pas à se préoccuper de choisir son plan d’études. De plus, les parcours partagent un large tronc commun d’enseignements, ce qui rend moins prégnantes les conséquences du choix de parcours pour lequel opte le futur lycéen à la sortie du secondaire inférieur ; le choix d’orientation ne représente pas l’enjeu fondamental du cursus lycéen italien. Par ailleurs, à la différence du cas anglais, ce choix n’est pas non plus – ou peu – conditionné par les études supérieures : l’accès à l’université est lointain au moment où l’élève s’inscrit au liceo.

Ainsi, dans ces deux systèmes éducatifs, la diversité des configurations curriculaires manifeste deux conceptions différentes de la façon de remplir la mission (voir la notice 9 « Configuration disciplinaire et configuration curriculaire ») attribuée au lycée par les sociétés respectives, celle de préparer les élèves aux études supérieures. Pour le premier, il s’agit d’entamer une première spécialisation ; pour le second, la priorité est de faire acquérir aux élèves une formation commune, généraliste et approfondie, permettant par ailleurs de retarder le moment du choix.

En plus de ces contributions dans le domaine de la recherche, l’analyse des diversités des curricula représente également un outil de réflexion à disposition des responsables des réformes. Par exemple, elle permet d’enrichir la réflexion autour de réalités éducatives connues en permettant l’accès à des points de vue inédits. Ceci dans la perspective non pas de préférer les approches des autres sociétés à celles qui sont présentes au niveau national – « adopter un autre point de vue n’équivaut pas à adopter le point de vue de l’autre » (Malet, 2011, p. 327) –, mais de les connaître afin de prendre de la distance par rapport aux sentiers battus et de se donner la possibilité d’envisager d’autres choix. Ainsi, la comparaison des programmes de l’école obligatoire des pays européens a révélé des points de vue différents quant à la place donnée aux savoirs de nature « pratique » ou « manuelle ». La Finlande ou la Suède considèrent indispensable que les élèves apprennent à « manipuler des outils », à « réparer des objets de la vie quotidienne » et « à s’occuper de la gestion du foyer ». Dans la tradition du Sloyd (Slöjd) mis en place dès 1865 (Whittaker, 2013), ces savoirs sont représentés par les matières « crafts » et « économie domestique », obligatoires dans ces pays jusqu’à l’âge de 16 ans. L’approche des États du nord de l’Europe contraste avec celle des pays latins, traditionnellement attachés aux savoirs abstraits et patrimoniaux. Au-delà de la discordance entre les diverses traditions éducatives – justifiable historiquement –, la place occupée par les savoirs de nature pratique dans les programmes finlandais et suédois invite à réfléchir sur la valeur éducative qui leur est attribuée, moins reconnue dans d’autres pays. Dans les pays concernés, ces enseignements sont pris en compte parce que la société considère qu’ils contribuent à la formation d’un individu confiant, autonome et responsable.

La diversité des curricula offre ainsi des opportunités de recherche permettant d’appréhender leur fonctionnement et d’éclairer les responsables des réformes sur les effets des choix politico-institutionnels, dans un contexte international où de nombreux systèmes mettent en place de nouveaux curricula, qui sont considérés par les autorités éducatives comme un moyen permettant de donner davantage de cohérence et de sens à l’enseignement.

Références

Bernstein Basil (1975b). Langage et classes sociales ? Codes socio-linguistiques et contrôle social, Éditions de Minuit.

De Landsheere Viviane (1992). L’éducation et la formation : science et pratique, Presses universitaires de France.

Isambert-Jamati Viviane (1990). Les savoirs scolaires. Enjeux sociaux des contenus d’enseignement et de leurs réformes, Éditions universitaires.

Kieffer Annick (2007). « Les comparaisons statistiques des systèmes éducatifs en Europe : pour un usage raisonné des catégories indigènes », Revue internationale de politique comparée, vol. 14, no 3, p. 425-435. https://doi.org/10.3917/ripc.143.0425

Lombardi Luisa (2025). Le lycée en Angleterre, en Italie et en France. Contribution à l’analyse des curricula et à la comparaison internationale en éducation, Presses du Septentrion.

Malet Régis (2011). « Frontières, traduction et politiques de la différence : la tâche herméneutique de l’éducation comparée », Revue internationale d’éducation, vol. 57, no 3-4, p. 319-335. https://doi.org/10.1007/s11159-011-9245-5

Mons Nathalie (2007). « L’évaluation des politiques éducatives. Apports, limites et nécessaire renouvellement des enquêtes internationales sur les acquis des élèves », Revue internationale de politique comparée, vol. 14, no 3, p. 409-423. https://doi.org/10.3917/ripc.143.0409

Vigour Cécile (2005). La comparaison dans les sciences sociales, La Découverte. https://doi.org/10.3917/dec.vigou.2005.01

Whittaker David J. (2013). The Establishment of Educational Sloyd in Finland, Routledge. https://doi.org/10.4324/9780203066829-16