Notice 30

Éducations à…

Jean-Marc Lange

Depuis le début des années 1970, les institutions éducatives et culturelles internationales (ONU, Unesco, OMS, Unece, Unicef, OCDE, etc.) reformulent les problèmes de société sous forme d’énoncés globaux qui s’internationalisent en préconisations. Celles-ci participent en France de l’émergence de nombreuses « éducations à… » (développement durable, santé, citoyenneté, solidarité internationale, médias et information, patrimoine, paix, etc.), parfois aussi dénommées « éducations transversales » dans l’espace institutionnel francophone, ou encore « education for », dans l’espace anglophone. Ces enseignements ont le mérite de poser clairement la question éducative, et ce en opposition à l’« enseignement de… » d’un contenu spécifique (Lebeaume, 2012). En effet, il s’agit de poser la question du sens et des finalités de l’enseignement et de s’adresser non plus à un apprenant comme sujet épistémique générique, mais comme sujet global (cognitif, éthique, social, affectif et émotionnel). Ces enseignements sont ainsi sources de nouvelles problématiques pour la recherche en éducation, d’interrogations pour les praticiens, issues notamment du flou et des fluctuations dans les préconisations institutionnelles pour certaines d’entre elles (éducation à l’environnement, éducation à l’environnement en vue du développement durable, éducation au développement durable…). Les « éducations à » (EA, ci-après) s’inscrivent dans le contexte de la mondialisation en vue de la prise en charge des enjeux globaux –, enjeux et défis planétaires, inégalités sociales, environnementales et de santé, et enjeux politiques et démocratiques. Cette situation conduit les chercheurs à questionner ces nouvelles préconisations, à problématiser leur place dans les curricula et les systèmes disciplinaires, et à élaborer des étayages soumis aux réflexions des enseignants et des formateurs. Les EA sont ainsi investies comme objets de recherche et de réflexions professionnelles.

Les EA ne sont pas si nouvelles : elles se situent dans la continuité des « actions éducatives » scolaires de la fin du xixe et de la première moitié du xxe siècle, mais aussi en rupture avec cette tradition (Lebeaume, 2012). Continuité, parce qu’elles existent sous des formes diverses depuis les enseignements confessionnels, puis avec la mise en place de l’enseignement général et obligatoire. Ainsi en est-il de l’enseignement hygiéniste et moral, l’éducation à l’environnement, l’éducation à la nature, en lien avec le projet d’une École républicaine qui éduque le peuple. Rupture, parce que les EA se formalisent sous ce vocable, et ne se limitent pas au seul domaine scolaire, mais réinvestissent aussi d’autres lieux d’éducation, notamment le monde de l’éducation populaire, par ailleurs historiquement familier de ces éducations.

Aussi, les EA s’inscrivent dans le contexte international de la mondialisation. D’une part, ce dernier se caractérise par des préconisations internationales renouvelées, qui peuvent donc être perçues comme étant un levier de la mondialisation néolibérale. D’autre part, les EA porteraient le projet d’une éducation globale – comme courant international relayé notamment par l’UNESCO – qui n’est pas sans rappeler la mouvance de « l’éducation intégrale » née au xixe (Depoil et al., 2022). En effet l’éducation intégrale conjuguait notamment les dimensions sociales, cognitives, affectives et éthiques, en rupture avec une centration sur la seule question des savoirs. Ou bien encore ces EA font-elles écho au courant de la postmodernité (Pourtois et Desmet, 2012). Ces auteurs définissent ainsi douze besoins en lien avec la manière dont un enfant construit son identité – dimensions affective (attachement, acceptation, investissement), cognitive (stimulation, expérimentation, renforcement), sociale (communication, considération, structures), idéologique ou éthique (bien/mal, vrai/faux, beau/laid) – dont l’absence ou le surinvestissement porterait atteinte à celui-ci. Les EA s’inscrivent alors davantage dans une perspective affichée de socialisation démocratique et d’émancipation. Dans tous les cas, elles constituent un marqueur des modifications de logiques et paradigmes éducatifs (Barthes et Alpe, 2012). À tout le moins, les EA portent en elles des tensions du monde contemporain mondialisé.

L’émergence depuis les années 1970 des EA pose alors la question de leur acceptabilité, de leur légitimité et de leurs modalités de prise en charge par les acteurs de l’éducation. Et ce d’autant plus que les incertitudes s’accélèrent face aux enjeux écologiques. Ces éducations ne possèdent pas en effet, dans leurs formes adisciplinaires et transversales, les caractéristiques institutionnelles des disciplines scolaires, car elles ne visent pas, a priori, un enseignement de contenus formalisés, validés et stables. Les savoirs académiques n’y sont apparemment pas centraux, alors qu’ils sont le plus souvent les référents des disciplines scolaires. Lorsque les EA semblent s’ancrer dans les disciplines instituées, la légitimité académique des savoirs de référence concernés ne va pas de soi. Ceux-ci sont pluriels, hybrides – par analogie biologique de mélange entre plusieurs variétés, mais aussi de vigueur hybride – entre plusieurs domaines disciplinaires, plus ou moins articulés, et non stabilisés. Il n’y a alors pas de matrice curriculaire (voir la notice 38 « Matrice curriculaire ») identifiable facilement par les acteurs. Les EA sont donc l’objet de controverses y compris sur la scène politique et médiatique. De surcroît, qu’il s’agisse de références aux sciences de la nature, aux sciences sociales ou aux sciences de l’Homme, les EA ont toujours une imprégnation idéologique forte. De ce point de vue, les EA correspondraient à une fonction sociale et politique de l’École, déjà ancienne pour le primaire, mais réaffirmée pour le secondaire dans de nombreux pays : l’école socialise l’individu et prend en charge sa formation cognitive, émotionnelle et morale, s’appuyant sur des apprentissages connectés à sa vie.

Un examen des traits communs aux EA fait apparaître deux caractéristiques principales :

Sur le plan pédagogique, les EA renvoient le plus souvent à des pratiques effectives du « modèle pédagogique invisible », pour reprendre la distinction établie par Bernstein (1997), du point de vue des élèves, c’est-à-dire que les tâches qui leur sont demandées sont des tâches globales, dont le séquençage est lâche. L’élève peut difficilement y retrouver des finalités explicites (voir la notice 18 « Curriculum invisible »).

Du point de vue didactique, les EA mobilisent des savoirs souvent non stabilisés, controversés, et affichent principalement des activités le plus souvent réduites à des approches comportementalistes et technicistes, tels les écogestes. Concernant les EA, la distinction apportée alors par Lebeaume (2019) entre pratiques constitutives et savoirs contributifs permet de sortir par le haut de ces tensions et rabattements potentiels. Ainsi pensées dans leur rapport aux disciplines et celles-ci comme contributrices, les EA peuvent se révéler sources de démarches pédagogiques et didactiques originales, porteuses de sens, mobilisatrices et politiques, au service de la construction de nouveaux métarécits collectifs (Lange, 2017).

Ces EA ont à la fois un statut réglementaire particulier, celui de prescriptions aux marges des disciplines scolaires existantes, et un format qui tend à les différencier de celles-ci, en matière de contenus et de pratiques effectives. Les formes curriculaires qu’elles prennent dans les différents pays sont alors diverses, telles celles de curriculum structurant des « plans d’études », comme le Plan d’étude romand en Suisse, de parcours autonomes relativement aux disciplines scolaires, comme le Parcours éducatif de santé en France, ou encore d’inclusion dans les disciplines existantes telle l’éducation au développement durable en France également, voire d’hybridation entre ces formes dans les institutions éducatives non scolaires.

Références

Barthes Angela et Alpe Yves (2012). « Les éducations à, un changement de logique éducative ? L’exemple de l’éducation au développement durable à l’université », Spirale. Revue de recherches en éducation, vol. 50, p. 197-209. https://doi.org/10.3406/spira.2012.1100

##Depoil Mathieu, Groeninger Fabien, Patry Delphine et Wagnon Sylvain (2022). L’éducation intégrale. Pour une émancipation individuelle et collective, suivi de Paul Robin et l’enseignement intégral, Atelier de création libertaire.

Fabre Michel (2022). L’éducation au Politique, les problèmes pernicieux, ISTE Éditions.

Jickling Bob et Wals Arjen E. J. (2008). « Globalization and Environmental Education. Looking beyond Sustainable Development », Journal of Curriculum Studies, vol. 1, no 40, p. 1-21. https://doi.org/10.1080/00220270701684667

Lange Jean-Marc (2017). « Éducations a-disciplinaires, entre récits et pratiques : un paradoxe didactique ? Le cas de l’éducation au développement durable », Éducations, vol. 17, no 1, p. 1-15. https://doi.org/10.21494/ISTE.OP.2019.0364

Lebeaume Joël (2012). « Effervescence contemporaine des propositions d’éducations à… Regard rétrospectif pour le tournant curriculaire à venir », Spirale. Revue de recherches en éducation, vol. 50, p. 11-24. https://doi.org/10.3406/spira.2012.1085

Lebeaume Joël (2019). « Précisions sur la “forme curriculaire” et distinction entre pratiques constitutives et savoirs contributifs. Contribution à l’étude morphologique des curriculums prescrits », Éducation et didactique, vol. 13, no 1, p. 43-59. https://doi.org/10.4000/educationdidactique.3745

Pourtois Jean-Pierre et Desmet Huguette (2002). L’éducation postmoderne, Presses universitaires de France.