Notice 24
Curriculum en situation de travail
Laurent Veillard
Le concept de « workplace curriculum » (ou « curriculum en situation de travail » en français) a été proposé au début des années 2000 par Billett (2006), un chercheur australien travaillant dans le domaine de la formation professionnelle. Celui-ci s’est inspiré du travail de Lave (1982, 1990), une anthropologue ayant eu recours au concept de curriculum pour rendre compte initialement de trajectoires d’apprentissage de tailleurs novices au Libéria. Cet emprunt d’une notion jusque-là réservée à des études menées au sein d’institutions éducatives se justifiait par une volonté de montrer qu’il n’y avait pas que dans les lieux dédiés à l’enseignement que les apprentissages étaient organisés socialement. Ainsi, l’étude de Lave menée au Libéria chez les tailleurs vaï et gola met en évidence des traits semblables des parcours des différents apprentis dans les ateliers de fabrication artisanaux de vêtements. Cette structuration est fortement enracinée dans les habitudes d’accueil des nouveaux venus par ces ateliers. Elle ne s’organise pas selon un certain ordre d’étude de savoirs définis préalablement par l’institution, mais selon une évolution que l’on peut qualifier de sociopragmatique : les apprentis réalisent des tâches de complexité et d’importance sociale croissantes pour le collectif professionnel et ils occupent des rôles sociaux de plus en plus centraux au sein de celui-ci, jusqu’à être en mesure de remplacer les acteurs les plus experts à la fin de leur apprentissage.
Par la suite, Lave et ses collègues ont mené d’autres études dans différents groupes professionnels (sages-femmes yucatec, quartiers-maîtres dans la marine, bouchers…) qui sont convergents avec la première étude sur les tailleurs au Libéria. Ils s’appuient sur ces recherches pour contester l’idée que les apprentissages de novices réalisés en situation de travail seraient toujours informels, c’est-à-dire principalement aléatoires et variables d’un individu à l’autre, par opposition aux apprentissages en école qui seraient formels, car organisés socialement. Leurs travaux montrent au contraire que ce qui est appris (maîtrise de certaines tâches et de certains rôles) et l’ordre dans lequel ces apprentissages sont réalisés sont très structurés par des facteurs organisationnels, économiques, techniques, culturels en vigueur dans des groupes professionnels particuliers. Cette structuration est certes souvent peu explicite, mais néanmoins porteuse d’effets spécifiques (Lave et Wenger, 1991). Par exemple, les tâches réalisées par les apprentis et les rôles tenus ne doivent pas mettre en péril la pérennité du groupe professionnel, tant sur le plan économique que du point de vue de sa structure sociale. Ainsi, au début de son parcours en entreprise, un apprenti tailleur vaï ou gola ne se verra jamais confier des tâches considérées comme trop sensibles sur un plan économique. Car si un geste est mal réalisé (ce qui est courant pour un novice), le vêtement sera difficilement vendable. La perte économique sera d’autant plus lourde s’il s’agit de vêtements chers qui correspondent aux habits les plus valorisés dans la société libérienne (telles les robes de cérémonies religieuses). La perte financière se double d’une atteinte à la renommée de l’atelier. L’apprenti ne réalise ce type de tâches qu’après avoir passé plusieurs années à réaliser et répéter une succession de tâches de complexité technique et d’importance sociale et économique croissantes.
Billett s’est inspiré de cette approche pour définir un « curriculum en situation de travail » comme l’enchaînement des activités réalisées par une personne, depuis une position de novice jusqu’à un rôle où il devient pleinement capable de réaliser les tâches considérées comme les plus complexes et les plus centrales par un groupe professionnel (Billett, 2006, p. 33). Mais il apporte différents compléments à cette définition initiale. Son objectif est d’en faire un concept permettant d’étudier les facteurs des apprentissages en situation de travail dans une diversité de contextes professionnels (industriels, secteur des services, etc.), au-delà des seuls groupes artisanaux traditionnels étudiés par Lave qui se caractérisent par une grande stabilité des pratiques de travail et des savoirs mobilisés. Les contextes professionnels modernes sont beaucoup plus évolutifs. Il est aussi important de situer le travail de Billett dans le contexte anglo-saxon où la formation professionnelle a été historiquement beaucoup plus fondée sur des apprentissages expérientiels en situation de travail qu’en France où l’on a privilégié pendant longtemps des formations en écoles ou centres de formation séparés des lieux de production (Veillard, 2017). La reprise du concept de curriculum pour étudier ce type d’apprentissage a pour objectif : 1) de mieux comprendre les facteurs qui contribuent à l’organiser dans différents lieux de travail ; 2) de pouvoir donner ensuite des repères pour aider les acteurs ou institutions (responsable hiérarchique d’un salarié novice ; service RH d’une entreprise chargé d’organiser les parcours d’intégration des nouveaux venus sur des postes de travail ; responsable de stage d’un élève ou étudiant en formation ; maître d’apprentissage d’un apprenti ; etc.) à organiser et optimiser les parcours d’apprentissage de novices en situation de travail.
Billett distingue trois niveaux de curriculum : le curriculum prévu ; le curriculum mis en œuvre et le curriculum expérimenté. Le premier niveau (curriculum prévu ou intended curriculum) correspond à tout ce qui est (ou peut être) planifié pour organiser les situations de travail successives d’un novice. Cela renvoie aux tâches à réaliser, aux ressources techniques et humaines mobilisables pour pouvoir les mener à bien, à l’ordre dans lequel elles doivent être effectuées, au degré de répétition nécessaire pour acquérir certaines compétences et pouvoir passer à un travail plus complexe, aux explications, aides ou feedbacks à prévoir à certains moments du parcours selon la complexité du travail, etc. Pour planifier des parcours efficaces sur le plan des dynamiques d’apprentissage, Billett insiste en particulier sur deux points :
- L’importance pour les personnes qui encadrent ou accompagnent les novices, de bien connaître le fonctionnement et les caractéristiques de l’organisation ou du groupe professionnel (types de tâches, division du travail, intérêts et valeurs des différentes catégories d’acteurs, etc.) afin de définir des curricula qui respectent la structure de pouvoir au sein du groupe professionnel. Ce respect est essentiel pour éviter que les novices ne se voient refuser l’accès à certaines activités. Ce peut être le cas par exemple quand des salariés expérimentés jugent les nouveaux venus insuffisamment compétents pour effectuer certaines tâches et/ou craignent de se voir remplacés s’ils divulguent leurs savoirs.
- La nécessité de rendre ce curriculum le plus explicite possible aux yeux de l’apprenant. Il s’agit notamment d’être le plus clair possible en ce qui concerne les pratiques de travail à mettre en œuvre. Certaines pratiques peuvent être difficilement perceptibles ou compréhensibles par un nouveau venu, par exemple, parce que la perception d’aspects d’une situation nécessite un œil averti (telle manifestation inhabituelle d’une machine dans un milieu technique ; telle caractéristique du comportement d’un malade à l’hôpital, etc.). Il convient donc de prévoir des moments d’explication et de guidage (sur le coup et/ou après coup) pour donner accès à ces dimensions cachées ou peu visibles des situations.
Le deuxième niveau ou curriculum mis en œuvre (enacted curriculum) renvoie aux activités effectivement réalisées par les novices dans un certain ordre, avec certaines ressources, avec l’aide et les explications de certains acteurs de l’organisation, etc. Ce niveau est à distinguer du curriculum prévu, car ce qui se passe effectivement pour l’apprenant dépend de plusieurs paramètres difficilement planifiables, en particulier les réactions des acteurs avec qui un novice est amené à interagir sur le terrain (Vont-ils accepter de consacrer du temps à un nouveau venu ? Que voudront-ils lui laisser faire ? Quelles explications seront fournies ? etc.) Des aléas économiques et techniques peuvent aussi jouer un rôle important : par exemple, un apprenti devait réaliser l’étude de marché d’un nouveau produit, mais une évolution économique fait que la rentabilité d’un tel produit est devenue faible et que le projet de ce nouveau produit est abandonné. Ces imprévus doivent être constamment pris en compte par les personnes accompagnant l’apprenant pour réajuster le curriculum prévu en conséquence.
Le troisième et dernier niveau du curriculum expérimenté (experienced curriculum) correspond à la façon dont le curriculum est vécu et fait sens pour les apprenants en fonction de leurs expériences, connaissances, valeurs et motivations personnelles. Ces différentes dimensions liées aux caractéristiques propres des apprenants, construites au cours de leur trajectoire de formation et/ou d’apprentissage préalable, conditionnent pour une large part leur engagement dans les tâches proposées et la qualité des apprentissages. Il est donc important pour les acteurs qui accompagnent le novice de ménager des temps réguliers d’écoute et de dialogue afin de comprendre cette dimension expérimentée et si nécessaire réajuster le curriculum prévu.
Billett étaye ses propositions théoriques par plusieurs travaux empiriques dans différents domaines professionnels de l’artisanat, de l’industrie et des services (mineurs, coiffeurs, tailleurs, infirmières, etc.) et dans plusieurs pays. D’autres chercheurs ont aussi utilisé ce concept pour mener des études empiriques sur l’apprentissage en situation de travail, par exemple : infirmières en Norvège (Skär, 2010) ; enseignants novices au Royaume-Uni (Maxwell, 2010) ; métiers de l’hôtellerie et de la santé en Finlande (Rintala et Nokelainen, 2020) ; apprentis ingénieurs de production en France (Veillard, 2015) ; opérateurs sur machine dans l’industrie métallurgique (Yunus et al., 2016).
Références
Billett Stefen (2006). « Constituting the Workplace Curriculum », Journal of Curriculum Studies, vol. 38, no 1, p. 31-48. https://doi.org/10.1080/00220270500153781
Lave Jean (1982). « A Comparative Approach to Educational Forms and Learning Processes », Anthropology and Education Quarterly, vol. 13, no 2, p. 181-187. https://doi.org/10.1525/aeq.1982.13.2.05x1832l
Lave Jean (1990). « The culture of acquisition and the practice of understanding », dans James W. Stigler, Richard A. Shweder et Gilbert Herdt (dir.), Cultural Psychology : The Chicago Symposia on Human Development, Cambridge University Press, p. 259-286.
Lave Jean et Wenger Étienne (1991). Situated Learning. Legitimate Peripheral Participation, Cambridge University Press. https://doi.org/10.1017/CBO9780511815355
Maxwell Bronwen (2010). « In-service Initial Teacher Education in the Learning and Skills Sector in England. Integrating Course and Workplace Learning », Vocations and Learning, vol. 3, no 3, p. 185-202. https://doi.org/10.1007/s12186-010-9045-2
Rintala Heta et Nokelainen Petri (2020). « Vocational Education and Learners’ Experienced Workplace Curriculum », Vocations and Learning, vol. 13, no 1, p. 113-130. https://doi.org/10.1007/s12186-019-09229-w
Skär Randi (2010). « How Nurses Experience Their Work as a Learning Environment », Vocations and Learning, vol. 3, no 1, p. 1-18. https://doi.org/10.1007/s12186-009-9026-5
Veillard Laurent (2015). « University-Corporate Partnerships for Designing Workplace Curriculum. The Case of an Alternance Training Course in Tertiary Education », dans Laurent Filliettaz et Stefen Billett (dir.), Francophone Perspectives of Learning Through Work. Conceptions, Traditions and Practices, Springer, p. 257-278. https://doi.org/10.1007/978-3-319-18669-6_13
Veillard Laurent (2017). La formation professionnelle initiale. Apprendre dans l'alternance entre différents contextes, Presses universitaires de Rennes.
Yunus Azmir Mohd, Bakar Abrahim, Hamzah Azimi et Jaafar Wan Marzuki Bin Wan (2016). « A Workplace Curriculum and Strategies to Enhance Learning Experiences for Machining Workers », International Journal of Learning and Development, vol. 6, no 4, p. 32-48. https://doi.org/10.5296/ijld.v6i4.10262