Notice 20

Curriculum prescrit

Marion van Brederode

Différents auteurs ont donné une définition du curriculum prescrit : Jonnaert, Ettayebi et Defise (2009), Forquin (2008) et Perrenoud (1993). Joannert et al. (2009) le définissent dans une perspective holistique. Le curriculum est « un ensemble d’éléments à visée éducative qui, articulés entre eux, permettent l’orientation et l’opérationnalisation d’un système éducatif à travers des plans d’action pédagogiques et administratifs » (Jonnaert et al., 2009, p. 35). Il se distingue des programmes d’étude, car « s’il y a généralement plusieurs programmes d’étude au sein d’un curriculum, il ne devrait, en principe, n’y avoir qu’un seul curriculum pour une offre de formation voire pour tout un système éducatif » (Jonnaert, 2015a, p. 19). Forquin (2008, p. 8) donne une autre définition : « l’ensemble institutionnellement prescrit et fonctionnellement différencié et structuré de ce qui est censé être enseigné et appris, selon un ordre déterminé de programmation et de progression, dans le cadre d’un cycle d’études donné ». Perrenoud (1993, p. 63) indique que le curriculum prescrit peut être assimilé à un « monde de textes et de représentations : les lois qui assignent les buts à l’instruction publique, les programmes à mettre en œuvre dans les divers degrés ou cycles d’études des diverses filières, les méthodes recommandées ou imposées, les moyens d’enseignement plus ou moins officiels et toutes les grilles, circulaires et autres documents de travail qui prétendent assister ou régir l’action pédagogique ».

Ainsi, si le curriculum prescrit ne se réduit pas à un ensemble de documents écrits, il est matérialisé dans ceux d’entre eux qui ont pour visée de piloter, de diriger et d’organiser le système éducatif. Il correspond donc à un ensemble d’instructions qui sont données aux acteurs de l’enseignement scolaire sur ce qui doit être enseigné, sur les façons dont cela doit l’être et sur les façons dont les acquis des élèves doivent être évalués. Ainsi, le curriculum prescrit influence les pratiques des enseignantes et des enseignants.

Selon les sociologues, le curriculum prescrit est une construction sociale puisqu’il est le résultat des tractations et des compromis opérés entre différents contributeurs pour l’établir. Selon Forquin (2008), trois niveaux peuvent être distingués dans la chaîne de production curriculaire. Le premier, dit pré-curriculaire, dépend de la situation de la culture à un moment donné de l’histoire d’une société. Il s’agit de penser que les choix curriculaires se réalisent à l’intérieur d’un contexte politique, social et démographique et que ces facteurs contraignent la construction du curriculum. Le second, dit proto-curriculaire est celui du curriculum idéal et souhaité. Le troisième est celui du curriculum effectivement décidé. Le projet de curriculum est élaboré par des agents (universitaires, inspecteurs, formateurs ou auteurs de manuels, élus, acteurs de la société civile, professeurs de l’enseignement scolaire…) réunis au sein de commissions. D’une part, les contributeurs ne partagent pas nécessairement les mêmes visions des finalités éducatives et ils ne sont donc pas nécessairement en accord sur les éléments à valoriser au moment de la production du curriculum. D’autre part, lors des échanges qui doivent permettre de dégager un accord entre les membres du groupe de rédaction, les contributeurs n’ont pas tous le même « poids ». Par exemple, dans le fonctionnement du Conseil national des programmes (CNP), « la composition du groupe d’experts en charge de l’élaboration des programmes d’une discipline et, en particulier le choix de son président, influe directement sur le plan retenu » (Raulin, 2006a, p. 67). C’est ainsi que l’immunologie a fait son apparition en 2005 dans les programmes de SVT du collège, en prenant une place importante du fait des choix et des engagements personnels du président du groupe. Enfin, lors de cette troisième phase, les contributeurs doivent également prendre en compte les contraintes de faisabilité dans l’opérationnalisation du curriculum, ce qui augmente les possibilités de conflits (Raulin, 2006b).

Des sociologues indiquent également que le curriculum prescrit a une fonction « d’opérateur de sélection et de transmission culturelles » (Forquin, 2008, p. 9). La sociologie du curriculum interroge alors les processus et les logiques à l’œuvre dans les choix qui sont opérés au moment de l’élaboration du curriculum ainsi que les conséquences de ces choix sur la stratification sociale. Une première étape de l’élaboration d’un curriculum prescrit consiste donc à sélectionner dans la culture, des savoirs qui vont faire l’objet d’un enseignement. Le terme de culture peut être entendu dans un sens patrimonial ou anthropologique. 1) Au sens patrimonial, la sociologie du curriculum montre que selon les époques, les sociétés, les idéologies politiques ou les publics d’élèves, les choix ne sont pas les mêmes. Par exemple, au cours du xixe siècle, le curriculum prescrit est caractérisé par une évolution de l’équilibre entre les langues anciennes et les sciences : cette évolution peut être mise en lien avec les changements politiques (Cherkaoui, 1978). Plus récemment, le lien entre politique et choix curriculaires est visible dans les réformes de l’enseignement primaire menées successivement entre 2007 et 2017. La première prônait un retour aux savoirs fondamentaux (lire-écrire-compter) en diminuant fortement la formation des enseignants quand la seconde souhaitait un retour de la formation des enseignants, une réforme précédée d’une large consultation des enseignants. 2) En considérant la culture dans un sens anthropologique, les questions induites sont : Quels sont les modes de connaissance, les pratiques sociales, les croyances, les valeurs, les conceptions théoriques et empiriques qui ont cours à un moment donné au sein d’une communauté sociale et qui sont sélectionnés dans l’intention de faire l’objet d’une transmission et d’un apprentissage au sein des institutions éducatives ? Ces questionnements sont à rapprocher des questionnements didactiques développés par Martinand (2003b) à propos de la problématique de la référence. Selon lui, la construction d’un curriculum doit interroger la valeur que les activités et les apprentissages qui sont développés à l’école ont en dehors. Quelles sont les relations entre les activités scolaires et les pratiques sociales ? Que permettent les apprentissages scolaires de comprendre et de faire individuellement ou collectivement dans le monde ? Les contributeurs devraient donc prendre en compte la référence des contenus qu’ils choisissent d’intégrer au curriculum prescrit.

La sociologie complète l’analyse externe qui porte sur les conditions sociales, politiques et culturelles du contexte dans lequel le curriculum est promu par une analyse de ses dimensions internes (Mangez, 2008). Bernstein (2007b) propose trois dimensions qui peuvent permettre cette analyse interne. Tout d’abord, les critères d’évaluation des acquis des élèves : ils sont plus ou moins explicites. Ensuite, le cadrage des pratiques scolaires : il correspond aux règles de la communication et de l’interaction pédagogique entre les élèves et les enseignants. L’intensité du cadrage (fort ou faible) dépend du caractère plus ou moins explicite des rôles, statuts des enseignants et des élèves ainsi que des comportements autorisés dans les relations pédagogiques. Enfin, la notion de classification renvoie à l’organisation des contenus. Une classification forte correspond à une présentation des contenus où les frontières entre savoirs scolaires et savoirs quotidiens ou entre disciplines ou encore entre contenus d’enseignement d’une même discipline sont visibles et imperméables. Une classification faible, à l’inverse, délimite les frontières entre les contenus de manière beaucoup moins visible comme des enseignements par projet tels que les itinéraires de découverte ou les travaux personnels encadrés (Baluteau, 2016). En utilisant les dimensions d’analyse interne du curriculum prescrit décrites précédemment, Bernstein (1997b) montre qu’une des conséquences possibles est le passage de pédagogies visibles à des pédagogies invisibles. Les pédagogies visibles sont caractérisées par des critères d’évaluation explicites, un cadrage et une classification forts, à l’inverse des pédagogies invisibles. Or, cette évolution, proche de celle développée par Goodson (1987) à propos des contenus d’enseignement, est concomitante de la massification scolaire qui conduit à un allongement du temps de scolarisation de tous les élèves dans un contexte social et économique où l’importance des diplômes s’est renforcée, ce qui accentue la compétition scolaire. Ainsi, ce passage de pédagogies visibles à des pédagogies invisibles pourrait participer à la pérennisation, voire au renforcement des inégalités socioscolaires. En effet, l’invisibilisation des règles du jeu pédagogique a des conséquences qui seraient plus délétères sur la réussite scolaire des enfants qui n’ont que l’école pour en comprendre les règles et le fonctionnement, c’est-à-dire comment on y apprend et comment on y réussit.

Références

Baluteau François (2016). « La forme intégrative : le cas des enseignements par projet », Éducation et sociétés, no 38, p. 189-205. https://doi.org/10.3917/es.038.0189

Bernstein Basil (1997b). « Classe et pédagogies : visibles et invisibles », dans Jérôme Deauvieau et Jean-Pierre Terrail, Les sociologues, l’école et la transmission des savoirs, La Dispute, p. 87-114.

Cherkaoui Mohamed (1978). « Système social et savoir scolaire. Les enjeux de la distribution des savoirs scolaires selon Durkheim », Revue française de science politique, vol. 2, p. 313-349. https://doi.org/10.3406/rfsp.1978.393778

Forquin Jean-Claude (2008). Sociologie du curriculum, Presses universitaires de Rennes.

Goodson Igor F. (1987). School Subjects and Curriculum Change. Studies in Curriculum History, The Falmer Press.

Jonnaert Philippe (2015a). Guide pour l’élaboration d’un programme éducatif dans la perspective de développement de compétences par les apprenantes et les apprenants, Bureau international de l’Éducation (BIE), Unesco, Genève, Chaire Unesco du développement curriculaire (CUDC).

Jonnaert Philippe, Ettayebi Moussadak et Defise Rosette (2009). Curriculum et compétences. Un cadre opérationnel, De Boeck. https://doi.org/10.3917/dbu.jonna.2009.02

Mangez Éric (2008). Réformer les contenus d’enseignement, Presses universitaires de France. https://doi.org/10.3917/puf.mange.2008.01

Martinand Jean-Louis (2003b). « La question de la référence en didactique du curriculum », Investigações em Ensino de Ciências, vol. 8, no 2, p. 125-130.

Perrenoud Philippe (1993). « Curriculum : le formel, le réel, le caché », dans Jean Houssaye (dir.), La pédagogie : une encyclopédie pour aujourd’hui, ESF Éditeur, p. 61-76.

Raulin Dominique (2006a). « De nouveaux rapports entre science et politique : le cas des programmes scolaires », Revue française de pédagogie, vol. 154, p. 61-72. https://doi.org/10.4000/rfp.127

Raulin Dominique (2006b). Les programmes scolaires : des disciplines souveraines au socle commun, Retz. https://doi.org/10.14375/NP.9782725624372