Notice 18

Curriculum invisible

Julien Netter

La notion de curriculum invisible permet d’analyser ce qui produit, au sein des dispositifs d’enseignement, des inégalités d’apprentissage entre les élèves, lesquelles relèguent, en France notamment, une grande partie des enfants de milieux populaires hors des positions scolaires les plus favorables.

Deux partis-pris initiaux sous-tendent l’émergence de la notion. Le premier est que les inégalités scolaires se constituent sous forme d’inégalités d’acquisitions de savoirs entre les élèves (Broccolichi et Sinthon, 2011). Même s’ils sont exposés peu ou prou au même programme scolaire, tous les enfants ne s’en saisissent pas de la même manière et n’en retirent pas les mêmes bénéfices. Dès lors – et il s’agit là du second parti-pris –, la question des inégalités est moins liée à la définition de contenus d’apprentissages qui seraient adaptés à un plus grand nombre d’élèves, comme ont pu le suggérer et, parfois, le défendre certains sociologues britanniques du curriculum des années 1970 (Young, 1971), qu’aux relations que les élèves entretiennent avec les savoirs scolaires. La notion de curriculum invisible s’inscrit ainsi dans la filiation des travaux du laboratoire Escol sur le rapport au savoir ou aux savoirs (Charlot, Bautier et Rochex, 1992 ; Rochex, 2004) et des analyses de Bourdieu et Passeron menées dans « Les Héritiers » (Bourdieu et Passeron, 1964) puis dans « La Reproduction » selon lesquelles le système d’enseignement « ne donne pas explicitement ce qu’il exige » et « exige uniformément de tous ceux qu’il accueille qu’ils aient ce qu’il ne donne pas, c’est-à-dire le rapport au langage et à la culture que produit un mode d’inculcation particulier et celui-là seulement » (Bourdieu et Passeron, 1970, p. 163). La notion de « rapport au savoir » a connu plusieurs traductions au contact des observations de terrain, conduisant à une déclinaison dans des rapports aux tâches et activités, à l’école, au langage (Bautier et Rochex, 1998) ou à une reformulation dans des « registres d’activité » (Bautier et Rayou, 2013b).

Outillée par cette histoire scientifique et par ces évolutions, la notion de curriculum invisible interroge les attentes de l’école en matière de rapport au savoir. Existe-t-il un certain « rapport à » qui serait uniformément exigé, comme le suggèrent Bourdieu et Passeron au sujet des élèves français et comme l’évoque à leur suite Snyder à propos des étudiants états-uniens (Snyder, 1970) ? La notion de curriculum invisible, construite à partir de la comparaison de situations observées en classe, en sortie scolaire et dans les activités périscolaires à l’école primaire (Netter, 2018), permet de montrer que ces attentes communes existent et qu’elles sont très inégalement perçues par les élèves. La notion est donc fortement liée à la fois à la définition de la culture de l’école et de ses évolutions et à l’étude d’une activité des élèves qui pourrait lui être comparée et où s’exprime leur culture. Un modèle descriptif du curriculum invisible, inspiré notamment par la sociologie bernsteinienne (Bernstein, 2007) et par des apports de la psychologie culturelle russe (Vygotski, 1934), permet de décrire les attentes scolaires selon un découpage en cinq dimensions articulées entre elles (les systèmes de signes, l’activité, la discipline, le comportement et le but) qui correspondent à cinq aspects de l’activité des élèves.

À la différence du curriculum prescrit, formalisé dans un programme, le curriculum invisible n’est pas écrit. Il est fait d’interprétations scolairement valorisées, partagées par les « bons élèves » de l’école, souvent jugées si « naturelles » qu’elles ne sont pas même explicitées oralement par les enseignants. Les élèves qui ne perçoivent pas le curriculum invisible sont alors informés de leurs erreurs par la sanction d’une remarque ou d’une mauvaise note, mais bien peu renseignés sur les raisons de cette sanction. Ainsi, le curriculum invisible n’est généralement pas formalisé dans le curriculum réel. Il se distingue du curriculum caché qui, au contraire, est enseigné, même s’il ne soutient pas toujours l’activité scolaire des enfants. Malgré cette distinction claire, une confusion est entretenue entre curriculum caché et invisible par le fait que le terme « invisible » a pu servir par le passé à caractériser le curriculum caché dans certains textes (Perrenoud, 1993) et que Snyder (1970) ou Bernstein (1975a) ont au contraire pu évoquer l’idée du curriculum invisible en mentionnant le curriculum caché, au risque de mêler les deux idées.

La notion de curriculum invisible a plusieurs intérêts sur le plan scientifique (Netter, 2021).

  1. Elle permet tout d’abord de mettre en lumière le caractère systémique de normes de l’école précédemment étudiées comme des entités séparées caractérisant la forme scolaire (Bernstein, 1975a ; Heath, 1982 ; Lebeaume, 1995 ; Bautier et Rochex, 1997 ; Reuter, 2007). Ces normes interviennent conjointement pour contraindre l’activité quotidienne des élèves. Elles peuvent être mises en regard des interprétations déployées par les élèves et ouvrir sur un travail d’interrogation de la genèse des schèmes d’interprétations des élèves, en partie construits hors de la classe, par exemple auprès de leurs pairs ou dans leur famille.
  2. De façon plus précise, elle éclaire certains mécanismes d’interprétations au sein des situations d’apprentissage et, avec eux, les liens qui rendent les différentes dimensions des situations d’apprentissage solidaires. Par exemple, la façon dont les élèves interprètent la discipline en jeu leur permet de « calibrer » leur activité. Inversement, la réalisation de l’activité et les rétroactions opérées par l’enseignant peuvent les amener à « ajuster » la façon dont ils considèrent la discipline. Ainsi, elle permet d’analyser finement la construction des inégalités.
  3. Parce que le modèle mobilisé pour la description du curriculum invisible est appuyé sur la façon dont les élèves conduisent des interprétations lors de leurs activités quotidiennes, la notion contribue à éclairer l’inertie de ces interprétations, toujours solidaires d’autres interprétations menées conjointement dans une même situation. Elle éclaire, par voie de conséquence, la difficulté pratique des enseignants à réduire des inégalités résultant de l’écart entre ces interprétations et le curriculum invisible.
  4. De la même manière, le modèle du curriculum invisible apporte un point de vue nouveau sur la controverse entre les chercheurs qui accordent une importance prédominante au « méta » de l’explicitation et ceux qui privilégient l’« hypo » du travail technique sur les signes et sur l’activité (Johsua, 2003), en soulignant la concomitance des deux approches, qui ne sauraient donc être dissociées longtemps.
  5. La notion interroge l’activité des élèves non en termes de présence ou d’absence d’un savoir, mais en termes d’écart entre une interprétation portée et une interprétation attendue. Elle suggère alors l’utilité de caractériser cet écart, à l’aide par exemple de critères comme la « précision » (découlant de la plus ou moins grande identification de l’attente), la « conformité » (la plus ou moins grande compréhension de cette attente), l’« habileté » (la plus ou moins grande facilité à s’y conformer).
  6. Le curriculum invisible apparaît plus stable que le curriculum prescrit soumis aux aléas des changements politiques successifs et des groupes de pression (Mangez, 2015). Son étude diachronique permet alors de saisir des évolutions sur le moyen terme de la façon d’apprendre à l’école, et de les mettre en lien avec l’évolution de la société et de la structure de l’institution (Bernstein, 1967).
  7. Sur le plan synchronique, la notion interroge les frontières de l’école. En effet, dès lors que le curriculum invisible renvoie à des schèmes d’interprétations incorporés par des individus, l’école semble pouvoir s’imposer partout pour certains élèves tandis qu’elle demeure au contraire étriquée, voire difficilement identifiable pour d’autres. La notion pose ainsi la question de la transférabilité des apprentissages entre l’extérieur de la classe et la classe (Netter, 2018 ; 2019).

La notion confronte le chercheur à une difficulté méthodologique majeure puisqu’elle l’enjoint à décrire une absence, par définition difficilement observable. Une tentative de résolution de cette difficulté a consisté, dans « Culture et inégalités à l’école » (Netter, 2018), à comparer l’activité d’élèves scolairement très performants avec celle d’élèves très faibles. L’activité des premiers apparaît comme une réponse ajustée au curriculum invisible si bien qu’elle le donne à voir comme un négatif de photographie argentique permet de se représenter un cliché. Par comparaison, l’activité des seconds permet de mieux saisir les différents aspects de l’activité des premiers et de souligner l’écart aux attentes qui la caractérise.

Toutefois, si la notion et le modèle de curriculum invisible permettent de désigner un écart entre des interprétations opérées par un élève et un système d’attentes scolaires, d’analyser les différents aspects de cet écart et de décrire les évolutions de cet écart, ils ne permettent pas de dire ce qui conduit à ces évolutions. En ce sens, ils paraissent difficilement dissociables d’une théorie de la pratique pédagogique, étudiée dans la durée et en lien avec ses effets sur les acquisitions des élèves.

Références

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Bautier Élisabeth et Rochex Jean-Yves (1997). « Apprendre : des malentendus qui font la différence », dans Jean-Pierre Terrail (dir.), La scolarisation de la France, La Dispute, p. 105-122.

Bautier Élisabeth et Rochex Jean-Yves (1998). L’expérience scolaire des « nouveaux lycéens » ? Démocratisation ou massification ?, Armand Colin.

Bernstein Basil (1967). « Écoles ouvertes, société ouverte ? », dans Jean-Claude Forquin (dir.), Les sociologues de l’éducation américains et britanniques, De Boeck-INRP, p. 155-164.

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Bourdieu Pierre et Passeron Jean-Claude (1970). La reproduction ? Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Éditions de Minuit.

Broccolichi Sylvain et Sinthon Rémi (2011). « Comment s’articulent les inégalités d’acquisition scolaire et d’orientation ? Relations ignorées et rectifications tardives », Revue française de pédagogie. Recherches en éducation, vol. 175, p. 15-38. https://doi.org/10.4000/rfp.3017

Charlot Bernard, Bautier Elisabeth et Rochex Jean-Yves (1992). École et savoir dans les banlieues et ailleurs, Armand Colin Heath Shirley B. (1982). « Questioning at Home and at School. A Comparative Study », dans George Spindler (dir.), Doing the Ethnography of Schooling. Educational Anthropology in Action, CBS College Publishing, p. 102-131.

Johsua Samuel (2003). « Entretien avec R. Amigues et M. Kherroubi », Recherche et formation, vol. 44, p. 137-147.

Lebeaume Joël (1995). « La transformation des travaux d’aiguille en leçons de couture ou la constitution d’un réseau de pratiques scolaires cohérentes », Spirale. Revue de recherches en éducation, vol. 14, p. 103-136. https://doi.org/10.3406/spira.1995.1885

Mangez Éric (2015). Réformer les contenus d’enseignement ? Une sociologie du curriculum, Presses universitaires de France.

Netter Julien (2018). Cultures et inégalités à l’école. Esquisse d’un curriculum invisible, Presses universitaires de Rennes.

Netter Julien (2019). L’école fragmentée ? Division du travail et inégalités dans l’école primaire, Presses universitaires de France.

Netter Julien (2021). « Primary School Expectations. The Invisible Curriculum as a Tool for Understanding Learning Inequalities », European Educational Research Journal, vol. 21, no 6, p. 1041-1061. https://doi.org/10.1177/14749041211044004

Perrenoud Philippe (1993). « Curriculum : le formel, le réel, le caché », dans Jean Houssaye (dir.), La pédagogie : une encyclopédie pour aujourd’hui, ESF Éditeur, p. 61-76.

Reuter Yves (2007). « La conscience disciplinaire. Présentation d’un concept », Éducation et didactique, vol. 1, no 2, p. 57-71. https://doi.org/10.4000/educationdidactique.175

Snyder Benson R. (1970). The Hidden Curriculum, MIT Press.

Rochex Jean-Yves (2004). « La notion de rapport au savoir ? Convergences et débats théoriques », Pratiques psychologiques, vol. 10, no 2, p. 93-106. https://doi.org/10.1016/j.prps.2004.03.001

Vygotski Lev S. (2013). Pensée et langage [1934], 4e éd., La Dispute.