Notice 15

Curriculum émergent

Anne Clerc-Georgy

Le syntagme « curriculum émergent » est le titre d’un ouvrage écrit par Jones et Nimmo (1994) dans lequel les auteurs proposent une expression nouvelle pour désigner une forme de planification pratiquée dans le secteur de l’éducation à la petite enfance et qui commençait à s’imposer en Amérique du Nord. Cette pratique d’enseignement, de manière complexe et paradoxale, met en relation l’idée d’un parcours intentionnel (curriculum) avec un processus émergent, peu prévisible. Ce parcours qui n’est pas connu à l’avance se développe comme une conséquence des problèmes rencontrés et des expériences particulières en collaboration entre les participants et l’enseignant (Wien, 2008). Il se construit dans une relation dynamique entre les apprentissages des enfants et un environnement donné.

La plupart des auteurs qui traitent du curriculum émergent se réfèrent aux travaux de Malaguzzi, fondateur des écoles maternelles de Reggio Emilia, qui insiste sur l’importance de considérer les enfants comme des apprenants compétents, curieux et capables quand ils interagissent avec d’autres dans un environnement soigneusement réfléchi (Rinaldi, 2006). Dans cette perspective, il s’agit d’un curriculum des enfants plutôt qu’un curriculum pour les enfants.

Plus spécifiquement, le curriculum émergent est une méthode de conception du programme d’études qui s’est développé en réaction contre l’approche « thème de la semaine ». Il est fondé sur l’hypothèse que les enfants apprennent mieux lorsque les expériences qui leur sont proposées prennent en compte leurs intérêts, leurs ressources et leurs besoins d’apprentissage. Dans une perspective vygotskienne, on considère que le jeune enfant apprend selon un programme non déterminé par un système d’exigences programmées par l’école, mais par des besoins de connaissances qui naissent de sa relation avec son milieu environnant.

Certains chercheurs comme Stacey (2011) proposent de travailler à partir de la motivation intrinsèque des élèves. Ainsi, les travaux de Siraj-Blatchford et al. (2002) montrent que, dans les écoles maternelles de « bonne qualité », l’enseignement se compose d’un ratio identique entre les activités initiées par les enfants et/ou observées dans leurs jeux et les activités initiées par les adultes. À partir de leurs observations, les enseignants vont guider les enfants vers les apprentissages disciplinaires, issus du curriculum prescrit. Dans la perspective du curriculum émergent, puisque les habiletés, savoirs et attitudes actualisés dans le jeu sont des précurseurs de l’appropriation de nombreux sujets du curriculum, l’enseignant devrait soutenir ces apprentissages.

Pour Stacey (2011), le curriculum émergent implique que les enseignants observent, regardent, écoutent les enfants. Rinaldi (2006) parle de pédagogie de l’écoute, une écoute de la pensée, des idées, des théories, des questions des enfants. Les enseignants répondent de manière réfléchie pour soutenir ces idées, ces théories et ces questions. Ces réponses sont toujours originales parce que les propositions des enfants sont souvent inattendues, voire déroutantes.

Ceci suppose de donner un sens à ce que font ou disent les enfants, sans idées préconçues. Pour Sommer et al. (2013), il s’agit d’adopter la perspective des élèves, de chercher à comprendre l’expérience qu’ils font des situations proposées. Ensuite, les enseignants documentent et rendent visibles les apprentissages des élèves. Ils prennent des notes, des photos, des traces de ce qu’ils écoutent ou observent particulièrement durant les discussions et les jeux initiés par les enfants (Rinaldi, 2006). Ils discutent, questionnent puis observent à nouveau. Cette observation est essentielle, elle constitue l’outil privilégié pour élaborer le contenu du programme et saisir des opportunités d’apprentissage significatives pour soutenir les compétences clés de développement correspondant à un groupe d’âge spécifique. Lorsqu’un intérêt « émerge », les enseignants réfléchissent à des moyens d’étudier le sujet en profondeur.

Ainsi, le curriculum émergent est constamment en évolution. Mais il n’est pas aléatoire : s’il n’est pas planifié à l’avance, il est réflexif. Il est négocié entre ce qui intéresse les enfants et ce que les adultes savent que les enfants doivent apprendre. Il émerge des jeux des enfants et des actions des enseignants. Ceux-ci jouent un rôle essentiel : ils ont des connaissances de haut niveau à la fois sur le développement des enfants, sur les savoirs à apprendre et la façon dont les élèves les construisent. Ils anticipent des liens possibles avec le programme scolaire et organisent de manière réfléchie l’environnement des enfants pour fournir des occasions d’exploration, de jeu ou de discussion. Ils saisissent des opportunités de faire rejoindre les intérêts des enfants et les attentes du plan d’étude. Cependant, pour que le programme se développe en profondeur, ils doivent rester attentifs aux questions des enfants, leur donner les moyens de les approfondir, documenter les expériences de la classe et proposer sans cesse de nouvelles questions (Jones, 2012). Enfin, les enseignants, curieux à propos de leurs élèves, collaborent avec leurs collègues pour réfléchir à leurs observations et aux stratégies à développer, à ce qui se passe dans les apprentissages des enfants et aux prochaines observations à mener (Stacey, 2011).

Un modèle de curriculum émergent pour les premiers degrés de la scolarité a été développé par une équipe suédoise (Pramling et al., 2019). Ces chercheurs parlent de play responsive didaktik. Ils proposent de ne plus séparer jeu et apprentissage, mais d’articuler activités initiées par les enfants et activités initiées par les adultes. Dans les deux, il y a des moments où les enfants font usage de savoirs du curriculum et des moments où ils font « comme si ». Soucieux d’adopter la perspective des élèves, ces chercheurs font une place importante au jeu de faire-semblant comme un lieu privilégié à la fois de l’observation des enfants et de la saisie d’opportunités par les enseignants. Enfin, ces mêmes auteurs décrivent le rôle de l’enseignant comme un déclencheur (triggering) d’occasions d’apprendre. Dans cette perspective, l’enseignant est un participant-observateur dans les jeux des enfants et favorise l’émergence des apprentissages visés par le plan d’étude.

Références

Jones Elizabeth (2012). « The Emergence of Emergent Curriculum », Young Children, vol. 67, no 2, p. 66-68.

Jones Elisabeth et Nimmo John (1994). Emergent Curriculum, National Association for the Education of Young Children.

Pramling Niklas, Wallerstedt Cecilia, Lagerlöf Pernilla, Björklund Camilla, Kultti Anne, Palmér Hanna, Magnusson Maria, Thulin Susanne, Jonsson Agneta, Pramling Samuelsson Ingrid (2019). Play-Responsive Teaching in Early Childhood, Springer Open. https://doi.org/10.1007/978-3-030-15958-0

Rinaldi Carlina (2006). In Dialogue with Reggio Emilia: Listening, Researching, and Learning, Routledge.

Stacey Susan (2011). The Unscripted Classroom. Emergent Curriculum in Action, Redleaf.

Siraj-Blatchford Iram (2009). « Conceptualising Progression in the Pedagogy of Play and Sustained Shared Thinking in Early Childhood Education. A Vygotskian Perspective », Educational and Child Psychology, vol. 26, no 2, p. 77-89. https://doi.org/10.53841/bpsecp.2009.26.2.77

Sommer Dion, Pramling Samuelsson Ingrid et Hundeide Karsten (2013). « Early Childhood Care and Education. A Child Perspective Paradigm », European Early Childhood Education Research Journal, vol. 21, no 4, p. 459-475. https://doi.org/10.1080/1350293X.2013.845436

Wien Carol Anne (2008). Emergent Curriculum in the Primary Classroom. Interpreting the Reggio Emilia Approach in Schools, Teachers College Press.