Notice 11

Conscience curriculaire

Joël Lebeaume

Le concept de « conscience curriculaire » permet d’étudier les critères utilisés par les élèves pour identifier, distinguer et catégoriser les activités vécues et les contenus abordés au gré de l’emploi du temps scolaire et de ses régularités ou reprises. Ces investigations visent leur construction de la figure d’ensemble du curriculum et de ses composants. Le qualificatif « curriculaire » valorise l’itinéraire des expériences scolaires et il renvoie à la notion de « moments scolaires ». En effet, le parcours éducatif dans lequel les élèves sont enrôlés constitue un ensemble de moments scolaires particulièrement diversifiés quant à leurs visées et leurs contenus, mais aussi quant à leurs caractéristiques et leurs dénominations. Ceci concerne en particulier l’enseignement primaire marqué par la progressive différenciation des matières et disciplines, par la mise en œuvre en général dans la même salle (excepté le gymnase notamment) et par l’intervention principalement d’un enseignant voire de quelques-uns. Au collège ou au lycée, la même ambition de saisir la construction de la figure d’ensemble du curriculum porte sur les relations entre les enseignements disciplinaires et les dispositifs tels que les « itinéraires de découverte » (IDD) ou les « enseignements pratiques interdisciplinaires » (EPI) ainsi que la composition d’activités disciplinaires aux régimes différents, par exemple dans le cas de la technologie au collège des relations entre des temps dédiés aux réalisations sur projet et ceux aux unités d’enseignement centrées sur la technologie de l’information et les usages des ordinateurs (Sadji, 2008).

L’éducation scientifique et technologique à l’école est un cas d’étude. En effet, cette éducation avec ses désignations successives au fil des cycles « explorer le monde » au cycle 1, « questionner le monde » au cycle 2 puis « sciences et technologie » au cycle 3 peut se décrire comme un ensemble hétérogène de moments scolaires, avec deux types de caractères et d’attributs :

Du point de vue des élèves, les moments scolaires sont des expériences propres à chacun d’eux. En tant que sujets, ils affectent aux différents moments scolaires, des attributs objectifs et des attributs subjectifs.

Les attributs objectifs et subjectifs constituent pour les élèves des critères d’identification, de caractérisation, de comparaison, de distinction, de regroupement… des moments scolaires. Afin de clarifier cet ensemble hétérogène, les élèves doivent construire des « catégories naturelles abstraites ». Cette catégorisation implique de déterminer, grâce aux indices, l’homogénéité intracatégorielle et l’hétérogénéité intercatégorielle des moments scolaires.

L’exploration de ces élaborations par les élèves révèle de grands contrastes selon leurs compétences langagières, leur rapport à l’École et aux enseignements et, bien sûr, leur âge scolaire (Cohen-Azria et al., 2013 ; Lebeaume, 2000b). Si certains restituent très difficilement ce qu’ils viennent de faire, peinent à distinguer les moments qu’ils désignent par « crayons de couleur », « cahier du jour », « poule et œuf », « chemise verte », etc., d’autres en revanche expriment à la fois les visées de la séquence, le ou les objets d’apprentissage et leur intérêt pour réussir à l’école. D’une façon générale, l’identification des moments scolaires, leur caractérisation et le cas échéant leur catégorisation s’opère à partir d’un ensemble de caractères, d’abord extrinsèques puis intrinsèques au gré de l’âge scolaire des élèves et de leur fréquentation régulière ou non de ces moments typiques. Parmi les caractères extrinsèques, les plus saillants concernent les modes de classement des traces écrites, l’emploi du temps, l’organisation pédagogique et dans les classes à plusieurs maîtres, l’enseignant.e. Des conflits de caractérisation et de catégorisation sont également identifiables selon trois sources majeures : le classement arbitraire des matières, leur désignation aléatoire et variable, leur compartimentation a priori, qui relèvent directement des pratiques enseignantes. Ces implicites sont causes de malentendus analogues à ceux mis en évidence par Bautier et Rayou (2013a).

Le concept de « conscience curriculaire » (Lebeaume, 2017) résulte de la discussion de celui de « conscience disciplinaire » proposé et argumenté par Reuter (2007) puis étendu au « vécu disciplinaire » (2016). Yves Reuter présente en effet une problématique de recherche centrée sur « la manière dont les acteurs sociaux, et plus particulièrement les acteurs scolaires [élèves, enseignants, parents…], (re)construisent les disciplines scolaires ». Dans le champ des recherches en didactiques, il propose ainsi un changement d’échelle en considérant non pas les élaborations propres aux didactiques des apprentissages centrées sur les contenus spécifiques, mais celles concernant les contenants que sont les disciplines scolaires. Les élèves n’identifient pas tous, en effet, selon leurs variables individuelles et sociales et selon les modalités et pratiques d’enseignement, les mêmes catégorisations implicites des activités scolaires auxquelles ils participent. Reuter positionne solidement le premier terme « conscience » par rapport aux travaux convoquant la « clarté cognitive », les « représentations », le « contrat disciplinaire », le « rapport au savoir » et l’« image » des disciplines. Pour le second terme, il prévient du risque de naturalisation de la notion de discipline dans son couplage à conscience disciplinaire. Il argumente toutefois ce qualificatif et son choix en deux alinéas : 1) l’existence des disciplines à l’école primaire « via l’organisation des contenus formatés par la formation des maîtres, les instructions officielles, les références à des savoirs savants ou à des champs de pratiques sociales, les manuels, les cours, les exercices, les évaluations, les horaires, les supports (cahiers, classeurs, documents…), les outils, les changements de salle, voire les changements d’intervenants » ; 2) cette matrice de la programmation scolaire est telle que la scolarisation a pour fonction principale l’acculturation disciplinaire.

Or, cette qualification « disciplinaire » présente plusieurs hésitations ou points aveugles. Le premier est terminologique et conceptuel par l’affirmation de l’existence de disciplines scolaires dès l’école primaire – voire dès l’école maternelle – malgré les désignations institutionnelles (explorer, questionner puis sciences et technologie) qui indiquent la progressive différenciation opérée au fil de la scolarité des élèves. À cet égard, Hirst (1965) (voir aussi Forquin, 1992, p. 67) indiquait que si les enseignements ont une finalité disciplinaire, cet horizon ne se confond pas avec leurs modalités, leur structuration et la mise en œuvre de leurs contenus. Le deuxième point aveugle concerne l’occultation des particularités des enseignements scolaires et de leur diversité. Le troisième point aveugle est épistémologique, associé à l’absence de références à la notion de matrice largement employée dans les travaux contribuant à la caractérisation des enseignements scolaires en France (notamment Develay, 1992). Le quatrième point aveugle est une hésitation mentionnée dans la parenthèse de (re)construction. En effet, cette parenthèse fait supposer un déjà-là. Or les élèves ne disposent pas a priori de la figure d’ensemble de l’enseignement vécu et éventuellement identifié et il ne peut s’agir que d’une élaboration ou d’une construction provisoire confirmée ou infirmée au gré des régularités perçues au fil de leurs expériences scolaires.

Sans nier les enjeux des recherches consacrées aux modes d’indexation des activités scolaires par les élèves, la proposition de « conscience curriculaire » s’attache non pas à recenser et décrire d’une façon statique les idées ou les schémas de pensée des élèves, mais à considérer la dynamique d’élaboration de cette « conscience », les appuis et les obstacles à ce réglage, ainsi que les processus de catégorisation et de modélisation qui lui sont associés. Cette perspective curriculaire contraint surtout, et fondamentalement, à ne pas penser en termes de disciplines et à ne pas projeter sur les idées et les élaborations des élèves – ce que les travaux cherchent précisément à révéler – une compartimentation prédéfinie par les découpages disciplinaires et un modèle typique de disciplinarité qui masquerait la diversité des enseignements et des moments inclus dans le curriculum.

Références

Bautier Élisabeth et Rayou Patrick (2013a [2009]). Les inégalités d’apprentissage, programmes, pratiques et malentendus scolaires, 2e éd., Presses universitaires de France.

Cohen-Azria Cora, Lahanier-Reuter Dominique et Reuter Yves (dir.) (2013). Conscience disciplinaire. Les représentations des disciplines à l’école primaire, Presses universitaires de Rennes.

Develay Michel (1992). De l’apprentissage à l’enseignement. Pour une épistémologie scolaire, Éditions sociales françaises.

Forquin Jean-Claude (1992). École et culture. Le point de vue des sociologues britanniques, De Boeck.

Hirst Paul H. (1965). « Liberal Education and the Nature of Knowledge », dans Reginald D. Archambault (dir.), Philosophical Analysis and Education, Routledge and Kegan Paul, p. 113-140.

Lebeaume Joël (2000b). « Jeux d’étiquettes, jeux de kim, jeux de familles, puzzles ou devinettes à l’école. Découverte du monde, sciences et technologie aux cycles II et III », Aster, vol. 31, p. 197-215. https://doi.org/10.4267/2042/8758

Lebeaume Joël (2017). « Conscience disciplinaire ou conscience curriculaire ? Une question pour un changement d’échelle potentiel », dans Ana Dias-Chiaruttini et Cora Cohen-Azria (dir.), Théories-didactiques de la lecture et de l’écriture. Fondements d’un champ de recherche en cheminant avec Yves Reuter, Presses universitaires du Septentrion, p.169-191. https://doi.org/10.4000/books.septentrion.15256

Reuter Yves (2007). « La conscience disciplinaire. Présentation d’un concept », Éducation et didactique, vol. 1, no 2, p. 57-71. https://doi.org/10.4000/educationdidactique.175

Reuter Yves (dir.) (2016). Vivre les disciplines scolaires. Vécu disciplinaire et décrochage à l’école, ESF Éditeur.

Sadji Habib (2008). Les élèves et la technologie au collège : point de vue curriculaire, thèse de doctorat, École normale supérieure de Cachan.