Notice 9
Configuration disciplinaire et configuration curriculaire
Yves Reuter
Le concept de « configuration disciplinaire », développé par Reuter (2007), s’inscrit dans le cadre d’une réflexion sur les disciplines scolaires. En effet, loin de se réduire à des ensembles de savoirs, ce sont des organisations composites et complexes à analyser, ainsi que le souligne la définition proposée par l’historien des disciplines scolaires, André Chervel :
« La discipline scolaire est donc constituée par un assortiment, à proportions variables selon les cas, de plusieurs constituants, un enseignement d’exposition, des exercices, des principes d’incitation et de motivation et un appareil docimologique, lesquels, dans chaque discipline fonctionnent évidemment en étroite collaboration, de même que chacun d’eux est, à sa manière, en liaison directe avec les finalités. » (Chervel, 1988, p. 99-100.)
Dans cette perspective, le concept de configuration porte l’accent sur la cohérence de l’ensemble et les interactions entre de multiples composantes. De fait, cette notion est employée depuis longtemps dans de nombreuses sciences humaines et sociales (entre autres, par Elias en sociologie ou par Ricœur en philosophie).
Outre ces sources, la notion a été employée en didactique du Français par Halté (1992, 2008) sous la forme de « configuration didactique » pour considérer l’enseignement du Français dans son ensemble et pour réfléchir, de manière globalisante, sur les reconfigurations de la discipline Français. Il oppose ainsi une « configuration ancienne » ou traditionnelle (littérature, langue, explication de texte, rédaction, grammaire, etc.), quelque peu ébranlée selon lui, et une nouvelle configuration (une « reconfiguration ») dont l’émergence lui semblait difficile et pour laquelle il avançait quelques propositions. La notion de « configuration didactique », telle qu’elle a pu être utilisée par Halté (ibid.), renvoie donc à la structure d’ensemble de la discipline scolaire et est inscrite, de manière binaire, dans la question de sa restructuration/reconfiguration possible.
Ce n’est pas le cas du concept de « configuration disciplinaire », tel qu’il a pu être proposé et spécifié par Reuter (2007) et par Reuter et Lahanier-Reuter (2007). En effet, celui-ci permet d’abord de différencier les multiples modes d’actualisation des disciplines scolaires, c’est-à-dire leurs variations (de contenus, de démarches, de visées) selon les pays, les époques, les réformes, les moments du cursus (primaire, collège, lycée), les filières (générale, professionnelle, agricole…) ou encore les pédagogies (classique ou alternative). Il déglobalise aussi ce que l’on appelle des disciplines scolaires en montrant que leurs variations sont également tributaires des espaces scolaires : les espaces de prescriptions qui déterminent les contraintes légales auxquelles sont astreints les enseignants et les formes que devraient prendre les disciplines (par exemple, en France, les prescriptions officielles), les espaces de recommandations composés d’institutions et d’acteurs (formation, inspection, associations, manuels…) qui préconisent des pratiques censées être bénéfiques pour les élèves, sans pour autant que cela ait force de loi, les espaces de pratiques d’enseignement et d’apprentissages (internes ou externes à l’école) et les espaces de reconstruction-appropriation par les acteurs. Ces espaces renvoient aux manières dont ces acteurs scolaires, et en premier lieu les apprenants, reconstruisent les disciplines, ce que recouvrent les concepts de « conscience disciplinaire » (Reuter, 2007 ; Cohen-Azria, Lahanier-Reuter et Reuter, 2013) et de « vécu disciplinaire » (Reuter, 2016) qui concerne aussi les sentiments et émotions que les acteurs leur associent.
Le concept de configuration disciplinaire permet ainsi d’insister sur la grande variété des formes réalisées ou possibles que peuvent prendre les disciplines scolaires, formes que les chercheurs peuvent décrire et analyser au travers des textes officiels ou des manuels scolaires, en observant les pratiques des enseignants ou encore en tentant de reconstruire, via des déclarations, les rapports aux disciplines des enseignants ou des élèves ainsi que leur vécu de ces mêmes disciplines.
Le concept de configuration disciplinaire se comprend encore dans son articulation avec une identité disciplinaire qui persiste au-delà de ces variations. En effet, si la discipline scolaire est comprise comme une multiplicité de formes réalisées ou possibles, il n’en demeure pas moins vrai que ces configurations disciplinaires peuvent être coréférentes. Cela signifie qu’elles renvoient en fait à une « même » discipline (Français, Mathématiques…), la discipline étant alors pensée comme une catégorie scolaire et culturelle, relativement partagée, de moyenne voire de longue durée, susceptible de regrouper les différentes configurations disciplinaires qui lui sont associées. Dès lors, la question de ce qui constitue, au-delà des variations, l’identité d’une discipline est posée. La notion de « noyau dur », complémentaire de celle de configuration disciplinaire, permet de répondre à cette question. Au travers de cette expression, il s’agit d’essayer de préciser ce qui caractérise « structurellement » une discipline et qui réunit les configurations disciplinaires qui lui sont associées. Dans cette perspective, Reuter (2011 et 2021) a proposé de définir ce « noyau dur » autour de trois dimensions. La première dimension est celle du domaine du monde que revendique la discipline. Cela signifie que toute discipline scolaire découpe le monde et se focalise sur telle ou telle de ses dimensions : espace, temps, langue, textes, phénomènes physiques… De façon complémentaire, toute discipline se caractérise par une perspective sur ce découpage du monde. Par exemple, la discipline Français peut se caractériser, entre autres, par une centration sur les pratiques discursives en langue et littérature française, avec une perspective qui valorise le langage par rapport à d’autres modes de communication et d’action. La perspective, articulée au découpage et appuyée sur les exercices et les dispositifs de travail, vise ainsi à construire un rapport au monde. La troisième dimension de ce « noyau » est celle des tensions structurantes qui portent sur les objets et le domaine couverts par la discipline, sur la perspective adoptée, ainsi que sur les manières de l’enseigner. Ces tensions déterminent, en grande partie, les configurations disciplinaires possibles. Par exemple, en Français, elles se situent entre volonté d’unification linguistique et ouverture à la diversité, entre attention aux variations langagières et centration sur ce qui est considéré comme le plus légitime (la littérature, par exemple), entre description des faits textuels et prescription, entre autonomie disciplinaire et services rendus aux autres disciplines, entre investissement dans les pratiques discursives et distance analytique. Cela signifie que les configurations disciplinaires peuvent être définies non seulement comme des modes d’actualisation des disciplines, mais aussi comme des modes de résolution des tensions qui les structurent.
Ce concept permet d’élargir la palette des choix possibles pour les enseignants et aussi de réfléchir aux difficultés des élèves selon la configuration instaurée ainsi qu’aux manières possibles de les résoudre. Il permet encore d’établir des ponts avec les recherches en histoire de l’éducation, en éducation comparée ou encore en sociologie (voir, entre autres, Harlé, 2021 ou Rayou, 2017) en étudiant, par exemple, les modalités disciplinaires pédagogiques sont connues et transmises dans les familles et leur plus ou moins grande congruence avec les configurations instaurées à l’école. Il convient encore d’ajouter que, dans une perspective curriculaire, la dénaturalisation de la notion de discipline scolaire, permet de réfléchir aux configurations disciplinaires les mieux adaptées par rapport aux visées et à l’organisation des curricula.
La littérature scientifique fait également appel à « (re)configuration curriculaire », par exemple dans les actes du colloque « Programmes et disciplines scolaires : quelles reconfigurations curriculaires ? » (Vergnolle Mainar et Tripier-Mondancin, 2017) et dans des articles ou chapitres d’ouvrages (Coquidé et al., 2010 ; Kalali, 2023 ; Hamon et Lebeaume, 2013 ; Harlé, 2019 ; Zaid et Lebeaume, 2013). Dans ces travaux, les termes « configurations » ou « reconfigurations » soulignent le changement d’échelle contemporain de la structuration et de l’organisation des contenus associé à la transformation des enseignements. Ils participent à la dénaturalisation de la notion de discipline scolaire pour prendre en compte l’inclusion hiérarchique de disciplines et curricula. Un débat scientifique est ainsi ouvert, entre « configuration, reconfiguration et préfiguration » disciplinaire/curriculaire avec l’intérêt du travail conceptuel engagé autour de « configuration disciplinaire ».
Références
Chervel André (1988). « L’histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche », Histoire de l’éducation, vol. 38, p. 59-119. https://doi.org/10.3406/hedu.1988.1593
Cohen-Azria Cora, Lahanier-Reuter Dominique et Reuter Yves (dir.) (2013). Conscience disciplinaire. Les représentations des disciplines à l’école primaire, Presses universitaires de Rennes.
Coquidé Maryline, Fortin Corinne et Lasson Christophe (2010). « Quelles reconfigurations curriculaires dans le cadre d’un enseignement intégré de sciences et de technologie ? », Actes du Congrès de l’actualité de la recherche en éducation et en formation (AREF), Université de Genève.
Harlé Isabelle (2021). Penser le curriculum scolaire. Le regard croisé de la sociologie, de didactiques et de l’histoire, Presses universitaires de Grenoble.
Halté Jean-François (1992). La didactique du français, Presses universitaires de France.
Halté Jean-François (2008). « Le français entre rénovation et reconfiguration », Pratiques, no 137-138, p. 23-38. [Cet article est la reprise d’une communication au Symposium international de didactique des disciplines, Tunis, novembre 1998.] https://doi.org/10.4000/pratiques.1150
Hamon Christian et Lebeaume Joël (2013). « La configuration curriculaire de la technologie au lycée : proposition pour une extension des approches comparatistes », dans Bertrand Daunay, Yves Reuter et Antoine Thépaut (dir.), Les contenus disciplinaires. Approches comparatistes, Presses universitaires du Septentrion, p. 233-244. https://doi.org/10.4000/books.septentrion.15771
Kalali Faouzia (2023). « Un mouvement mondial de reconfiguration curriculaire en quatre vagues de réforme », dans Perspectives curriculaires en éducation scientifique, Presses universitaires de Rennes, p. 13-21.
Rayou Patrick (2017). « Didactique et sociologie. Conscience disciplinaire et perspective des élèves sur les apprentissages », dans Ana Dias-Chiaruttini et Azria Cora Cohen (dir.), Théories-didactiques de la lecture et de l’écriture. Fondements d’un champ de recherche en cheminant avec Yves Reuter, Presses universitaires du Septentrion, p. 181-191. https://doi.org/10.4000/books.septentrion.15257
Reuter Yves (2007). « La conscience disciplinaire. Présentation d’un concept », Éducation et didactique, vol. 1, no 2, p. 57-71. https://doi.org/10.4000/educationdidactique.175
Reuter Yves (2011). « Penser la perspective didactique : la question de l’articulation entre disciplinaire, pédagogique et scolaire », dans Daunay Bertrand, Yves Reuter et Bernard Schneuwly (dir.), Les concepts et les méthodes en didactique du français, Presses universitaires de Namur, p. 35-60.
Reuter Yves (dir.) (2016). Vivre les disciplines scolaires. Vécu disciplinaire et décrochage à l’école, ESF Éditeur.
Reuter Yves (dir.) (2021). Traité des didactiques, De Boeck.
Reuter Yves et Lahanier-Reuter Dominique (2007). « L’analyse des disciplines : quelques problèmes pour la recherche en didactique », dans Érick Falardeau, Carole Fisher Claude, Simard et Noëlle Sorin (dir.), La didactique du français. Les voies actuelles de la recherche, Presses de l’Université Laval, p. 27-42.
Vergnolle Mainar Christine et Tripier-Mondancin Odile (dir.) (2017). Programmes et disciplines scolaires. Quelles reconfigurations curriculaires ?, Presses universitaires du Midi. https://doi.org/10.4000/books.pumi.6274