Notice 5
Code série, code intégré
Isabelle Harlé
On doit ces catégories d’analyse à Basil Bernstein, l’un des tenants de la « nouvelle sociologie de l’éducation » qui émerge dans les années 1970 en Grande-Bretagne et qui s’intéresse aux questions de nature et de légitimité des savoirs scolaires. L’ouvrage présenté comme fondateur de ce courant, Knowledge and Control. New Directions for the Sociology of Education est publié en 1971 sous la direction de M. F. D. Young. Les chercheurs qui s’y attachent, s’accordent à considérer les contenus enseignés à l’école comme le produit d’enjeux sociaux, le fruit de rapports de force qui s’expriment en dehors de l’école : « L’éducation est une sélection et une organisation des connaissances légitimes, à un moment donné, qui reposent sur des choix conscients et inconscients » (Young, 1971). Cette question de la sélection est centrale pour ces sociologues – comme l’affirme encore Bernstein « tout programme implique un principe ou une série de principes en vertu desquels, parmi tous les contenus possibles, certains seulement sont retenus » (Bernstein, 1975b, p. 266) – tout comme celle de l’organisation des contenus : « j’entends par curriculum les principes qui gouvernent la sélection des matières scolaires et les relations entre les matières » (Bernstein, 1997c, p. 159).
C’est dans un article intitulé « On the Classification and Framing of Educational Knowledge » publié dans Knowledge and Control que Bernstein développe une typologie des programmes d’enseignement selon deux critères : la classification des contenus et le cadrage de la relation pédagogique. La classification renvoie à l’organisation des contenus, à leur découpage et à leurs frontières. Le cadrage désigne la mise en séquence des contenus sélectionnés, le contrôle qu’exerce l’enseignant sur ce qui est enseigné et la façon de l’enseigner. Bernstein distingue ainsi le code série et le code intégré. Le code série, d’un côté, repose sur une compartimentation rigide des savoirs : les matières sont cloisonnées et les apprentissages précisément séquencés ; les contraintes de cadrage rigoureuses offrent une faible marge d’initiative aux enseignants ; les savoirs scolaires sont distingués des savoirs familiers. Le code intégré, de l’autre, présente des savoirs moins nettement découpés, une plus grande perméabilité entre les contenus comme l’incarnent par exemple les projets interdisciplinaires et une ouverture sur l’extérieur. Le code série explicite précisément les objectifs d’apprentissage et ce qui est attendu des élèves soumis à un rythme d’apprentissage précis. Le code intégré valorise davantage l’implicite et la manière d’apprendre.
Bernstein référera par la suite ces codes à deux modèles pédagogiques : visible et invisible, selon le degré d’autonomie laissé à l’enfant. Dans la pédagogie visible (code série), l’enseignant transmet le savoir de façon uniforme. L’accès de tous à ce savoir commun est pensé par ailleurs comme facteur de justice sociale : les élèves se distinguant par leur mérite à l’issue d’une compétition interindividuelle qui a donné les mêmes chances à chacun. La pédagogie invisible (code intégré) jouit d’un rapport moins autoritaire entre enseignant et élève. Les élèves sont pris en compte dans leurs particularités, leurs diversités, leurs aspirations. L’individualisation de l’enseignement est privilégiée. Selon l’analyse des travaux de Bernstein que propose Mangez (2008, p. 23), la pédagogie invisible « participe à une transformation des modalités de production des inégalités scolaires » dans le sens où elle favorise les classes moyennes confrontées aux exigences de « flexibilité, de polyvalence, d’imagination, de créativité… » du monde du travail et du secteur tertiaire en particulier.
Bernstein note que les systèmes éducatifs tendent à évoluer vers le code intégré sous l’effet des innovations pédagogiques des années 1960. La mise en place de projets, l’interdisciplinarité, la prise en compte de la culture des adolescents, mais également l’ouverture de l’école aux parents sont autant de signes de cette évolution. Actuellement, les réformes curriculaires (voir la notice 45 « Réformes curriculaires ») qui établissement des liens diachroniques et synchroniques entre contenus d’enseignement relèvent du code intégré tout comme les parcours éducatifs présents dans le socle commun de connaissances, de compétences et de culture ou encore les éducations à… (voir la notice 30 « Éducations à… ») qui bouleversent la structuration disciplinaire traditionnelle.
Loin de se limiter à une classification des contenus d’enseignement, les catégories établies par Bernstein permettent de problématiser bon nombre d’enjeux éducatifs contemporains, qu’il s’agisse de la relation de l’établissement scolaire à son environnement (pensée sous le prisme du « territoire apprenant ») ; de l’identité professionnelle enseignante et sa relation à sa discipline de référence (débattue par exemple à l’aune de l’introduction des compétences dans le socle commun ou des intentions ministérielles réitérées de bivalence des enseignants de collège) ; de la mise en place de démarches inclusives attachées aux caractéristiques singulières des élèves ou encore du type de socialisation que supposent ces formats scolaires. La socialisation démocratique, pour paraphraser Vincent, est-elle compatible avec le code série ?
Par ailleurs, les liens entre pédagogie invisible, implicites et difficultés d’apprentissage sont posés par Bernstein. Bautier et Rochex prolongent l’analyse identifiant les « malentendus socio-cognitifs » dont pâtissent les élèves qui ne saisissent pas les implicites des dispositifs mis en place par les enseignants et qui sont « [leurrés] quant à la nature du travail intellectuel et des activités pertinentes pour apprendre » (Bautier et Rochex, 1997, p. 109). Cet état de fait plaide pour une pédagogie visible qui s’appuie sur une classification nette des contenus et explicite les procédures cognitives attendues chez les élèves.
Références
Bautier Élisabeth et Rochex Jean-Yves (1997). « Apprendre : des malentendus qui font la différence », dans Jean-Pierre Terrail (dir.), La scolarisation de la France, La Dispute, p. 105-122.
Bernstein Basil (1971). « On The Classification and Framing of Educational Knowledge », dans Michael Young (dir.), Knowledge and Control. New Directions For The Sociology of Education, Collier-Macmillan, p. 47-69.
Bernstein Basil (1975b). Langage et classes sociales ? Codes socio-linguistiques et contrôle social, Éditions de Minuit.
Bernstein Basil (1997c). « Écoles ouvertes, société ouverte ? », dans Jean-Claude Forquin (dir.), Les sociologues de l’éducation américains et britanniques, De Boeck-INRP, p. 155-171.
Mangez Éric (2008). Réformer les contenus d’enseignement, Presses universitaires de France. https://doi.org/10.3917/puf.mange.2008.01
Ross Alistair (2000). Curriculum. Construction and Critique, Falmer Press.
Young Michael F. D. (1971). Knowledge and Control. New Directions for the Sociology of Education, Collier-Macmillan.