Notice 3

Balises curriculaires

Jean-Marc Lange

La notion de « balises curriculaires » a été proposée au sujet de l’éducation à la santé (Lange et Victor, 2006). Dans une métaphore de navigation maritime, l’idée de « balise » recouvre l’idée de repère dans la conception et la mise en œuvre d’un parcours d’étude : « les balises curriculaires, c’est-à-dire les passages obligés, les dérives à éviter, les nœuds de tension épistémologiques et didactiques identifiés par le travail de recherche » (Lange, 2017, p. 355). À titre d’exemple, dans le cas d’un curriculum tel que celui pour l’éducation à la santé ou pour l’éducation au développement durable (voir la notice 30 « Éducations à… »), il convient pour l’institution de définir à l’intention des enseignants, des parents et des élèves, des repères qui permettent l’esquisse de tels parcours, d’un itinéraire éducatif comportant des visées nettes, adaptables aux caractéristiques locales et conjoncturelles, et en particulier aux ressources disponibles.

Au-delà des éducations transversales, l’idée de balise curriculaire rejoint une méthode d’élaboration de programmes telle que celle proposée par Maradan (2008) dans une métaphore de construction d’un espace. Cette méthode revient à identifier une finalité générale, orientation ou horizon, et des paliers intermédiaires définissant ainsi un espace, par exemple par niveau de cycle, fonctionnant comme des balises précisant, sous la forme d’un plancher, les attendus minimaux et essentiels. La détermination de ces balises est le plus souvent effectuée de manière institutionnelle au sein d’une ou de commission(s) d’élaboration des programmes et repose, le plus souvent, sur l’expertise des acteurs institutionnels, mais sans validation scientifique spécifique.

Ainsi, lorsque le constat est celui de l’absence d’une prescription programmatique et planificatrice telle que pour l’éducation au développement durable, l’espace curriculaire adapté au contexte local (national) reste à élaborer par le travail de recherche. Si la fonction du chercheur n’est pas pour autant de se substituer aux décideurs institutionnels dont c’est la mission politique, elle est bien de rendre intelligibles et lisibles, par des recherches théoriques et empiriques, les processus à l’œuvre, d’apporter des distinctions, de proposer des explications et d’approcher une certaine forme de réalité au moyen de modélisations. Le travail de recherche relatif aux balises permet ainsi de concevoir des propositions et clarifications curriculaires par un effort exploratoire et prospectif, visant à repousser les limites de l’existant et à sortir des routines, traditions et coutumes installées (Martinand, 2003c ; Lange et Martinand, 2010). Il permet de déterminer une matrice curriculaire (Lebeaume, 2003) pour l’enseignement considéré et de choisir la figure la mieux adaptée contribuant de cette façon à la détermination de sa structure.

L’activité de recherche empirique qui en résulte aboutit alors à la mise à disposition d’îlots d’intelligibilité pour les acteurs, décideurs et praticiens qui auront à se saisir des résultats des travaux effectués. Ces îlots d’intelligibilité constituent les repères élaborés par le travail de recherche : les balises curriculaires de l’enseignement considéré.

Ces balises sont déclinées relativement aux trois registres curriculaires de questionnement: politique, stratégique et programmatique, didactique et pédagogique (Martinand, 2003c). Tel est le cas en France, du parcours éducatif de santé (PES, 2013) auquel ont contribué deux chercheurs en éducation, D. Berger et D. Jourdan. Ce parcours s’appuie sur leurs travaux de recherche et constitue un exemple réussi de curriculum possible (au sens d’acceptable, voir la notice 19 « Curriculum possible, (auto-)prescrit, (co-)produit, potentiel ») transposé en prescription, même si ses auteurs n’utilisent pas cette terminologie, ni de balises ni de curriculum. Ce parcours précise en effet les missions éducatives en les situant en matière de santé publique, celles de la promotion de la santé telle que définie par l’OMS, et explicite les trois stratégies possibles, celles de la prévention, de la protection et de l’éducation. Il est centré sur des contenus explicités en termes de compétences psychosociales de l’OMS, exemplifie les actions éducatives à mener selon le niveau scolaire et les priorités locales tout en définissant les principes de progressivité de la maternelle au lycée, et précise les liens horizontaux entre parcours éducatifs et domaines disciplinaires. Sont précisées également les modalités pédagogiques, celle de la pédagogie de projet, et celles de l’évaluation en termes d’indicateurs de processus et de résultat. Il resterait à formaliser explicitement la dimension didactique des savoirs disciplinaires contributifs à mobiliser en relation avec la diversité des situations éducatives possibles, et à former explicitement les acteurs pour sa mise en œuvre.

De même, les finalités, missions et stratégies en vue de l’élaboration d’un curriculum d’une éducation au développement durable ont été clarifiées et testées (Lange et Martinand, 2010). Les recherches se poursuivent désormais sur le plan didactique. Citons à titre d’exemple, la grille de balises curriculaires élaborée par Barthes, Blanc-Maximin et Dorier-Appril (2019) à propos de l’introduction de la prospective dans les programmes de géographie à l’école primaire et au collège. Cette grille comporte dix compétences exprimées en verbes d’action, formulées à partir des prescriptions institutionnelles du socle commun et déclinées en niveaux de performance permettant de rendre compte et de mesurer l’implication politique des élèves.

Tableau 1. Grille de compétences permettant de mesurer l’implication politique des élèves (de l’école primaire au collège). Source : Barthes et al. (2019). CC BY-NC-ND.
Niveau 1 Niveau 2 Niveau 3 Niveau 4
Capacité à repérer les savoirs Les savoirs ne sont pas repérés. Différents éléments de savoirs sont juxtaposés. Différents niveaux de savoirs sont identifiés (académiques, non académiques, professionnels, médiatiques, vernaculaires, etc.). Les savoirs scientifiques sont repérés et identifiés dans les champs scientifiques de référence, les champs professionnels, etc.
Capacité à repérer les pratiques sociales Les pratiques sociales ne sont pas repérées. Les pratiques sociales sont repérées, mais adoptées sans discussion. Les pratiques sociales sont repérées et discutées. La diversité des pratiques sociales est reconnue et une position est adoptée par l’élève.
Capacité à repérer les valeurs Les valeurs ne sont pas repérées. Les valeurs sous-jacentes aux argumentations sont repérées. Les valeurs estimées centrales sont explicitées dans leur contexte et leurs finalités. Une diversité des valeurs est identifiée et acceptée, ce qui permet un positionnement par l’élève.
Capacité à repérer les acteurs et enjeux politiques Les acteurs et enjeux politiques ne sont pas repérés. Les acteurs politiques sont repérés, mais les enjeux non identifiés. Les prescriptions politiques sont repérées et les enjeux sont identifiés. Les prescriptions politiques et enjeux sont repérés et discutés. Un positionnement est adopté par l’élève.
Capacité à se repérer dans l’espace et le temps (développer une conscience de l’espace géographique et du temps historique) Le temps est réduit au présent et le contexte est peu précisé. La recherche d’éléments du passé est effectuée. Une interprétation de la situation présente est réalisée avec les documents et ressources du passé. Une réflexion prospective est réalisée en tenant compte des leçons du passé et des conséquences présentes.
Capacité à se repérer dans un système (à établir des liens entre l’espace et les sociétés, les différentes conceptions de la production économique, les atouts et contraintes des milieux) Les liens entre la situation et l’organisation de la société ne sont pas repérés. Un repérage des différents éléments est effectué sans mise en lien hypothético-déductive. Un repérage des différents éléments est effectué avec une mise en lien hypothético-déductive. Mise en lien d’ordre systémique des différents éléments.
Capacité à problématiser (identifier les problèmes, ses causes et conséquences) Une simple description sans identification de problèmes. Une identification de problèmes. Une identification de problèmes avec une recherche des causes et des conséquences. Problématisation à partir des causes et des conséquences, expressions de risques et prospectives possibles.
Capacité à adopter un esprit critique (l’élève apprend à confronter différentes sources et à évaluer la validité des contenus) Il n’y a ni identification des différentes sources ni évaluation de la validité des contenus. Il y a identification des différentes sources (valeurs, pratiques sociales, prescriptions politiques) et évaluation de la validité des contenus. Les sources sont discutées et permettent une déconstruction de la demande. La déconstruction permet un positionnement argumenté de l’élève.
Capacité à donner du sens, porter un jugement, se positionner dans la société et politiquement (attitude de citoyenneté politique, y compris choix moraux, problèmes éthiques, controverses, incertitudes et risques) Il n’y a ni critères de jugement ni positionnement social. Plusieurs parties prenantes sont identifiées, ainsi que des controverses sans analyse de la validité des arguments, sans positionnement sociétal pris. Plusieurs parties prenantes et controverses sont identifiées avec une mise en place de critères de jugement. Plusieurs parties prenantes et controverses sont identifiées, des critères de jugement sont donnés, une position sociétale argumentée est adoptée.
Capacité à s’engager dans une démarche prospective de résolution de problèmes (mobiliser les connaissances nécessaires, mettre à l’essai plusieurs solutions) Il n’y a pas de démarche de résolution de problèmes. Une solution est proposée sans que les valeurs et positionnements sociétaux soient identifiés. Le positionnement adopté dans la démarche tient compte des contextes, valeurs, etc., toutes explicitées. Les solutions proposées sont explicitées dans la résolution de problèmes à l’aide des valeurs et enjeux.

Une telle grille constitue ainsi un outil efficient d’analyse et d’intelligibilité du processus éducatif relatif à des compétences, car validé par le travail de recherche. Grâce à ces balises, cette grille constitue aussi un guide d’action et d’évaluation des compétences requises, appropriable par des praticiens, et donc transposable par eux, évitant les dérives technicistes ou comportementalistes maintes fois constatées par les recherches menées.

Enfin, la nécessité d’un travail spécifique de recherche portant sur les balises curriculaires ne se résume pas au cas particulier des « éducations à ». Ainsi en est-il du travail mené par Hodson (2010) à propos de l’enseignement scientifique. Situant sa réflexion dans l’orientation Sciences-Techniques-Société, et se plaçant du point de vue de la didactique des questions socio-scientifiques, Hodson distingue quatre niveaux de balises pour l’enseignement des sciences dans une perspective de formation du citoyen qui constituent autant de balises stratégiques et programmatiques que des paliers à atteindre : niveau 1 – apprécier l’impact sociétal des changements scientifiques et techniques et reconnaître que sciences et techniques sont des domaines culturellement déterminés ; niveau 2 – reconnaître que les décisions portant sur le développement des sciences et techniques sont prises dans la recherche d’intérêts particuliers, et donc en relation avec des enjeux de pouvoir ; niveau 3 – développer son propre point de vue et établir son propre jugement ; niveau 4 – se préparer et agir sur les questions socio-scientifiques et environnementales.

Références

Barthes Angela, Blanc-Maximin Sylviane et Dorier-Appril Elisabeth (2019). « Quelles balises curriculaires en éducation à la prospective territoriale durable ? Valeurs d’émancipation et finalités d’implications politiques des jeunes dans les études de cas en géographie », Éducation et socialisation, vol. 51. https://doi.org/10.4000/edso.5755

Hodson Derek (2010). « Science Education as a Call to Action », Canadian Journal of Science, Mathematics, and Technology Education, vol. 10, no 3, p. 197-206. https://doi.org/10.1080/14926156.2010.504478

Lange Jean-Marc (2017). « Éducations a-disciplinaires, entre récits et pratiques : un paradoxe didactique ? Le cas de l’éducation au développement durable », Éducations, vol. 17, no 1, p. 1-15. https://doi.org/10.21494/ISTE.OP.2019.0364

Lange Jean-Marc et Martinand Jean-Louis (2010). « Éducation au développement durable et éducation scientifique : balise pour un curriculum », dans Abdelkrim Hasni et Joël Lebeaume (dir.). Enjeux contemporains de l’éducation scientifique et technologique, Presses de l’Université d’Ottawa, p. 125-154.

Lange Jean-Marc et Victor Patricia (2006). « Didactique curriculaire et “éducation à… la santé, l’environnement et au développement durable” : quelles questions, quels repères ? », Didaskalia, vol. 28, p. 85-100. https://doi.org/10.4267/2042/23954

Lebeaume Joël (2003). « Construction de la technologie pour l’école moyenne en France : un aperçu historique », Canadian Journal of Science, Mathematics, and Technology Education, vol. 3, no 1, p. 83-99. https://doi.org/10.1080/14926150309556553

Maradan Olivier (2008). « L’espace curriculaire entre horizon et plancher », dans François Audigier et Nicole Tutiaux-Guillon (dir.), Compétences et contenus, De Boeck, p. 65-84.

Martinand Jean-Louis (2003c). « L’éducation technologique à l’école moyenne en France : problèmes de didactique curriculaire », Canadian Journal of Science, Mathematics, and Technology Education, vol. 3, no 1, p. 100-116. https://doi.org/10.1080/14926150309556554