Notice 2
Approche par compétences
Joël Lebeaume
Les discours sur les enseignements, sur les apprentissages scolaires et de nombreuses réformes curriculaires font prévaloir l’approche par compétences (APC). Celle-ci se substitue à la pédagogie par objectifs (PPO) antérieurement valorisée. En effet, à partir des années 1970, la formation des maîtres et la mise en œuvre pédagogique des enseignements valorisent la prescription des acquis scolaires, l’expression précise des objectifs et l’évaluation normative à la façon des standards. Il est alors usuel de décliner les finalités, les buts et les objectifs auxquels correspondent les trois niveaux hiérarchiques qui relèvent de l’ordre de la politique éducative, de l’ordre programmatique pour la construction des programmes et de l’ordre didactique et pédagogique pour la mise en œuvre des enseignements. Pour Pelpel (2005, p. 679), « l’effort pour mieux définir les objectifs de l’enseignement pose les fondements d’une démarche qualité dans l’éducation ».
Centrée sur l’élève, la pratique de l’enseignement anticipe les manifestations des nouvelles acquisitions en précisant les objectifs désignés alors comme « opérationnels », c’est-à-dire utilisables. En référence à la taxonomie de Bloom (1956), de nombreux ouvrages (d’Hainaut, 1977 ; Mager, 1977) explicitent cette technique d’identification de la performance visée, exprimée par un verbe d’action, le niveau des opérations cognitives sollicitées par la tâche, les conditions de cette manifestation, telles que les ressources disponibles et les critères de l’évaluation. À titre d’exemple, l’objectif suivant indique la performance tout en sollicitant l’investissement d’un acquis récent, et exigeant une opération cognitive d’un niveau identifié :
« L’élève doit être capable de déterminer avec précision l’aire d’un triangle (la performance) dessiné sur une feuille de papier (le critère) en s’aidant d’une règle graduée et par application de la formule apprise et appliquée (la condition) » (d’Hainaut, p. 303).
Cette pédagogie par objectifs permet ainsi de guider l’enseignement tout en précisant le contrat entre le professeur et les élèves. D’une façon plus fondamentale, elle fait prévaloir non pas les connaissances à enseigner, mais les manifestations des acquis après l’enseignement. Les objectifs constituent ainsi une autre entrée des programmes, distincte des listes de connaissances. Ce principe est particulièrement développé dans l’enseignement professionnel où les diplômes sont définis par des référentiels, c’est-à-dire des listes détaillant l’ensemble des capacités, générales ou spécifiques, que doit manifester l’élève à la suite des enseignements suivis et des expériences vécues (voir la notice 44 « Référentiels de compétences, référentiels de situations »).
Comme le note Pelpel, l’engouement pour cette opérationnalisation des enseignements s’estompe au début des années 1990. En effet, au-delà des jugements sur ses fondements tayloriens ou sur ses conceptions behaviouristes de l’apprentissage, plusieurs dérives accompagnent sa généralisation dans l’enseignement. Les usages tendent à la décomposition minutieuse des tâches des élèves. En outre, les perspectives que tracent les distinctions entre évaluation diagnostic, sommative ou formative ou autoévaluation tendent à confondre les temps d’apprentissage et de structuration et ceux d’estimation des acquisitions. Or, contre cet émiettement prévisible, les travaux de didactique des sciences ont introduit très tôt la notion d’objectif-obstacle qui suggère d’exprimer les objectifs seulement utiles, c’est-à-dire les objectifs franchissables correspondant à de réelles difficultés et que les élèves ne peuvent vaincre que grâce aux nouveaux apprentissages. Cette perspective est centrale dans l’enseignement scientifique par situations-problèmes structuré autour des obstacles épistémologiques. Toutes les analyses s’accordent sur les caractéristiques de ces situations nouvelles pour les élèves et qui nécessitent un apprentissage, voire un saut conceptuel qui leur est accessible.
Disciplines, objectifs, performances, capacités, autoévaluation, situations-problèmes, objectifs-obstacles, etc., constituent alors un vocabulaire familier au corps enseignant, caractéristique des mises en œuvre pédagogiques des enseignements. Mais ce paradigme est discuté par la rénovation amorcée. À partir du milieu des années 1990, de nouveaux mots participent au changement, en particulier « compétence ».
L’analyse sociologique des usages de « compétence » souligne l’importation de ce mot depuis le monde de l’entreprise, ainsi que son contenu qui demeure flou. Pour Ropé et Tanguy (1994, p. 237), « compétence » fait prévaloir « une centration sur les individus et leur nécessaire mobilité et adaptabilité ». Cette nouvelle façon de caractériser les « ressources » humaines est aussi considérée comme une modalité d’estimation de l’efficacité des systèmes d’enseignement ou de formation dont les résultats constituent des indicateurs de comparaison internationale. Les perspectives de la démarche qualité, de la certification ISO et de l’analyse de la valeur semblent légitimer ces manières de faire et ces façons de penser : la logique des compétences. En ce sens, Ropé et Tanguy précisent :
« … il nous paraît devoir […] souligner les similitudes de changements liés à l’usage fait du terme de compétences dans la sphère éducative et dans la sphère du travail. D’un côté, on souhaite passer d’un système d’enseignement centré sur les savoirs au sein de filières scolaires à un système d’apprentissage centré sur l’élève, acteur de son parcours scolaire au moment où, de l’autre, on passe d’une organisation productive […] à une organisation valorisante créatrice de compétences pour l’individu salarié au cours de son parcours professionnel » (Ropé et Tanguy, 1994, p. 241-242).
La proximité des discours entrepreneuriaux et éducatifs a sans doute été à l’origine des fortes contestations de l’idée de compétences en milieu scolaire dans sa phase d’introduction. Parmi les protagonistes majeurs, Roegiers et de Ketele (2000) mentionnent cette critique d’une approche perçue comme néolibéraliste. Mais ils soulignent aussi les défis auxquels elle souhaite répondre. Il s’agit de discuter l’efficacité de l’école dans un contexte économique de moyens affectés à l’éducation avec ses enjeux d’équité. La réflexion sur le système d’évaluation suggère alors la notion de compétences exigibles, introduite dans les programmes français au milieu des années 1990, permettant de caractériser les seuils indispensables à la poursuite des études.
Dans la phase transitoire de mise en œuvre, plusieurs hésitations apparaissent. Les prescriptions officielles pour la scolarité obligatoire (textes de 2008) mêlent ainsi les orientations définies par le socle commun de connaissances et de compétences et les orientations respectives de chacune des disciplines. Les premières privilégient en effet une entrée non disciplinaire, tandis que les secondes la maintiennent. Ces hésitations institutionnelles sont alors reportées sur les mises en œuvre locales et le travail des enseignants en quelque sorte soumis à des injonctions paradoxales. Les compétences principales du socle commun sont brouillées par le découpage minutieux des programmes qui définissent les connaissances, les capacités et les attitudes dans chacun des moments scolaires spécialisés. Ce brouillage des visées rend l’évaluation particulièrement délicate, en France comme dans tous les pays où l’approche par compétences est introduite (Québec, Belgique francophone, Côte d’Ivoire, Maroc, etc.).
L’examen critique des produits de l’éducation et des enseignements fonde l’approche par compétences, qui s’avère proche de celle de la pédagogie par objectifs, car elle vise l’amélioration de l’efficacité des enseignements. Elle fait ainsi prévaloir la distinction entre « savoir que » et « savoir pour ». Pour la définition des curricula, des disciplines et des dispositifs, l’opposition est celle que souligne le titre de l’ouvrage Compétences et contenus. Les curriculums en questions (Audigier et Tutiaux-Guillon, 2008). En effet, il s’agit de la distinction des programmes selon les données d’entrée (une liste de connaissances) ou bien les données de sortie (un ensemble d’actions possibles). D’une façon plus nette, l’approche par compétences s’oppose à la restitution d’énoncés mémorisés, mais non compris et donc inutiles pour agir. Il s’agit ainsi d’un changement du pilotage des curricula et des enseignements.
La perspective de l’approche par compétences privilégie donc les outputs ou les outcomes, et non les inputs (voir la notice 36 « Inputs, outputs, outcomes »). Elle accompagne la réforme engagée des systèmes éducatifs qui concerne à la fois sa gouvernance et son opérationnalisation. Concernant le nouveau principe de gouvernance, l’État fixe de cette manière les objectifs et en vérifie l’accomplissement. Simultanément, il délègue la mise en œuvre aux établissements scolaires et aux équipes éducatives et aux enseignants dont la responsabilité est accrue.
Références
Audigier François et Tutiaux-Guillon Nicole (dir.) (2008). Compétences et contenus : les curriculums en questions, De Boeck.
D’Hainaut Louis (1977). Des fins aux objectifs. Un cadre conceptuel et une méthode générale pour établir les résultats attendus d’une formation, Labor.
Mager Robert (1977). Comment définir les objectifs pédagogiques, Dunod.
Pelpel Patrice (2005). « Objectif pédagogique », dans Philippe Champy et Christiane Étévé (dir.), Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation, Retz, p. 676-679.
Roegiers Xavier et de Ketele Jean-Marie (2000). Une pédagogie de l’intégration, De Boeck.
Ropé Françoise et Tanguy Lucie (dir.) (1994). Savoirs et compétences. De l’usage de ces notions dans l’école et l’entreprise, L’Harmattan.