Introduction

Dominique Raulin

Joël Lebeaume

Pendant plusieurs années, nous avons partagé l’animation du séminaire « Contenus et curricula » du master 1 et 2, principalement au sein des parcours recherche et parcours coopération internationale à l’université Paris-Descartes, aujourd’hui Université Paris Cité. Régulièrement, notre groupe d’étudiants se composait de professeurs de l’enseignement secondaire, d’étudiants préparant le concours de conseiller principal d’éducation (CPE), de formateurs en Institut de formation aux soins infirmiers (IFSI) et de spécialistes de la coopération internationale. Ce public diversifié avait donc des attentes différentes : celles de praticiens réflexifs, celles de comprendre les enjeux de la salle de classe par opposition avec ceux de la vie scolaire, celles de la compréhension globale du concept de curriculum et celles d’ouverture sur la coopération internationale afin de pouvoir ensuite les mettre en œuvre dans l’organisation des formations et des enseignements scolaires et non scolaires. Organisées notamment autour de la présentation commentée et discutée de textes scientifiques par les étudiants, les séances permettaient d’aborder et d’explorer la plupart des composantes des curricula.

Il nous est toutefois apparu qu’un document de synthèse qui regrouperait ce que nous considérions comme les notions-clés des curricula, une sorte d’aide-mémoire auquel pourraient se référer nos étudiants novices, voire d’autres personnes n’ayant pas suivi ce séminaire, faisait défaut. Chacun de nos étudiants disposait en principe de ces éléments à travers ses notes personnelles, mais les évaluations de fin de semestre ont régulièrement montré que cette appropriation était très inégale entre les étudiants, notamment en fonction de leurs parcours antérieurs : la principale difficulté résidait dans la confusion entre concept et mot ou terme pour le désigner ; une sorte de brouillard entourait l’ensemble, rendant délicate ou déformée leur vision d’ensemble et l’assimilation véritable des notions-clés.

Parallèlement en France, la question des contenus d’enseignement est devenue un sujet de débat public, sortant des seules arcanes décisionnaires de l’Éducation nationale. En effet, l’intérêt porté aux contenus d’enseignement a évolué depuis les années 1980. Jusque-là, il existait un accord tacite entre le ministère, les organisations professionnelles et les différents acteurs (dont les parents d’élèves) sur les programmes, dont la colonne vertébrale était traditionnellement constituée par les humanités. Des années 1990 au milieu des années 2010, les contenus d’enseignement sont devenus objets de débat entre spécialistes de l’enseignement : enseignants-chercheurs, professeurs de l’enseignement scolaire, inspecteurs (généraux et territoriaux), parents d’élèves, organisations syndicales, associations de professeurs spécialistes. Ces débats dépassaient rarement le cadre du ministère, sauf à quelques exceptions près comme celui des mathématiques modernes dans les années 1970.

Depuis les années 2010, la situation a nettement évolué : ainsi, l’Assemblée nationale débat en 2015, en séance plénière, de l’enseignement de l’esclavagisme ; l’enseignement du fait religieux fait l’objet de tribunes contradictoires et sourdes les unes aux autres dans les journaux quotidiens ou hebdomadaires ; la question de la légitimité des contenus à enseigner, comme la théorie de l’évolution (en écho aux vives contestations observées aux États-Unis), est posée non seulement dans le débat public mais aussi par les sociologues de l’éducation.

Ainsi, depuis une dizaine d’années, le champ des curricula (contenus à enseigner, structures d’enseignement, évaluation des acquis, formation des maîtres) est devenu un champ de batailles : toutes les paroles se valent (de celle du chercheur à celle du simple observateur anonyme), l’invective et l’incantation prévalent souvent sur l’argumentation, des ouvrages en tout genre (des manifestes ou essais, entre autres) se multiplient, chaque auteur prétendant souvent sur la base d’un supposé bon sens élémentaire détenir la solution à l’enlisement de l’école française que les évaluations internationales stigmatisent, en s’érigeant de plus en plus souvent en arbitre.

C’est donc un double constat d’insatisfaction, voire d’inquiétude, qui nous a amenés à tenter d’apaiser ce brouhaha : en pensant à nos étudiants de master, et aux innombrables prises de position comportant, par omission, incompétence ou méconnaissance, au regard des travaux scientifiques, de véritables dangers pour l’avenir de l’École. Nous avons ainsi essayé de structurer les thématiques de recherche et les travaux en cours sur les curricula, en fédérant les universitaires dont les travaux de recherche portent sur les curricula ou croisent des questionnements curriculaires, autour du projet commun de faire un état des lieux (daté) des (principales) orientations de la recherche sur et pour les curricula dans l’espace francophone. Notre choix a été de ne pas en limiter plus précisément le champ, ce qui aurait abouti à intégrer certains questionnements et à en écarter d’autres, selon des critères obscurs. Parmi ces travaux, ceux de Jean-Louis Martinand tiennent une place importante : alors qu’il n’a pas pu participer directement à cet ouvrage, ses recherches et ses nombreuses publications sont à l’origine de plusieurs notices définitoires. Nombreux parmi les auteurs sont ceux qui ont travaillé directement avec lui.

En 2018, nous avons réuni un petit groupe d’universitaires franciliens pour leur exposer notre projet embryonnaire : c’étaient majoritairement des didacticiens des sciences et des techniques. Le groupe a intégré progressivement de nouveaux chercheurs francophones, parmi lesquels des sociologues. Des journées d’études ont été organisées en 2018, 2019 et 2020. En janvier 2020, constatant les limites de nos rassemblements périodiques au regard de notre objectif initial, la décision a été prise collégialement d’envisager la publication d’un ouvrage rédigé en commun autour des problématiques liées aux curricula, dont nous étions porteurs les uns et les autres.

Le projet s’est appelé au départ « Dictionnaire du curriculum/des curricula », indiquant ainsi qu’il devait être constitué de notices définitoires, mais posant implicitement la question de la place à donner aux recherches en cours qui n’aboutissent pas nécessairement à la mise en lumière d’un nouveau concept qu’il conviendrait de définir. Outre la forme, l’idée de dictionnaire suggère aux lecteurs une exhaustivité qui n’a pas de sens pour un concept dont les contours évoluent et pour lequel les définitions sont innombrables : c’est d’ailleurs pour cette raison que le terme curriculum n’est pas défini dans cet ouvrage. La liste des termes, des thèmes et des notions retenus s’est constituée progressivement sur la base d’une réflexion collective. Finalement, la liste définitive comporte les termes spécifiques aux curricula que l’on trouve dans la littérature francophone : ce sont, selon nous, les mots-clés du curriculum dans l’espace francophone. De nouveaux contributeurs francophones ont été associés au fur et à mesure de l’extension de la liste.

Depuis septembre 2023, le contenu de l’ouvrage est stabilisé. Premier du genre sur le concept de curriculum, il se veut irréprochable sur le plan scientifique et préservé de toute tendance partisane ; il est rédigé en termes simples et précis pour rendre sa lecture accessible aux étudiants (master 1 et 2, doctorants), et adapté aux attentes et aux besoins des professeurs de l’enseignement scolaire, des enseignants-chercheurs, des décideurs, mais aussi de toutes les personnes préoccupées par le décalage qui se creuse entre ce que les élèves apprennent à l’École et ce à quoi ils sont confrontés dans la rue, dans leur famille, dans les médias, sur les réseaux sociaux…

L’ouvrage est constitué de deux parties, précédées de cette introduction et suivies d’une bibliographie générale.

La première partie, introductive, « Contextes historique et scientifique », comporte deux textes : le premier, « Histoire récente des conditions d’élaboration des contenus » ; le second, « Contribution à la structuration d’un nouveau champ de recherche ». Il nous a semblé nécessaire de rappeler l’environnement dans lequel cet ouvrage a été conçu, non seulement dans le champ de la recherche universitaire mais également dans la perspective de l’élaboration des contenus d’enseignement.

La seconde partie, centrale, comporte les « Notices définitoires », soit cinquante-deux notices portant sur des termes, des thèmes ou des expressions qui accompagnent l’usage du terme curriculum. Chaque notice, de quelques pages, comporte dans les premières lignes une définition référencée, puis suivent un développement et enfin une bibliographie précise.

Vingt-quatre universitaires, issus de quinze établissements d’enseignement supérieur, ont participé à la rédaction dans la perspective commune de structurer les problématiques, en donnant notamment aux décideurs les éléments scientifiques qui leur permettent de faire évoluer fondamentalement les contenus à enseigner, vers une approche curriculaire réfléchie, assumée et donc affirmée. La diversité géographique des auteurs et autrices permet d’assurer une présentation équilibrée des termes retenus. Alors qu’un grand nombre des rédacteurs et rédactrices sont spécialistes de la didactique des sciences et des techniques, ce déséquilibre entre les didactiques disciplinaires ne semble pas préjudiciable à la rigueur nécessaire dans un tel ouvrage.

Les cinquante-deux notices sont classées par ordre alphabétique. Elles font un état précis des acquis et des orientations actuelles des recherches pour les curricula. Leur rédaction fournit de nombreux éléments théoriques pour améliorer les contenus d’enseignement : ils montrent la complexité des questions sous-jacentes dont aucune ne peut être négligée, voire balayée d’un revers de main. La lecture des notices montre à quel point les réponses à la question « Que faut-il enseigner ? » ne peuvent – et ne doivent – pas se résumer à quelques expressions phares ou quelques slogans excessivement simplificateurs, comme le « retour aux fondamentaux », « la priorité donnée aux connaissances », « appliquer les méthodes qui marchent ». Ces expressions contribuent à semer le doute, notamment parmi les parents d’élèves, en suggérant qu’avec un peu de volonté politique, il serait possible de rédiger de bien meilleurs programmes. La solution à trouver et à mettre en œuvre n’est ni simple ni évidente.

Conçu comme un ouvrage de réflexion et de référence(s), ce livre peut contribuer à faire comprendre combien il serait primordial de prendre la question des curricula et des contenus d’enseignement très au sérieux : les nouveaux moyens d’accès au(x) savoir(s), en lien avec Internet et l’intelligence artificielle, fragilisent en effet l’École dans une de ses missions traditionnelles.

Comme d’autres ouvrages similaires, il n’est pas destiné à être lu de façon linéaire. Aucun cheminement de lecture n’est proposé, si ce n’est parfois des renvois entre notices afin d’améliorer et d’élargir la compréhension du lectorat. Il a été élaboré pour constituer un ouvrage-référence sur les questionnements portant sur les curricula dans l’espace francophone.

Pour finir, nous souhaitons remercier celles et ceux qui ont participé à ce travail collectif : leur ténacité et leur fidélité à l’objectif initial malgré les difficultés liées à la pandémie, en dépit des tensions internes propres à la vie d’un groupe, permettent à ce livre de voir le jour.

Nous voulons également remercier pour leur aide bienveillante et leurs compétences, Mme Anne Lecomte, responsable éditoriale, et M. Vincent Colpin, responsable de la plateforme Opus, qui ont permis de finaliser enfin cet ouvrage, en en assurant le suivi éditorial.