Notice 49
Territoires, acteurs, sociétés apprenantes
Angela Barthes
La création en 1963 de la DATAR (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale) inaugure une nouvelle structuration politique et administrative de la France. Celle-ci est actualisée par la loi Rocard de 1985 qui inaugure la participation des établissements scolaires en tant qu’acteurs du développement local. À ces évolutions, s’adjoignent des recherches sur l’éducation et l’enseignement : études menées par quelques géographes sur les variations scolaires selon les régions ou les espaces dès les années 1950 ; puis, plus massivement, en sociologie de la réussite scolaire (Bourdieu et Passeron, 1970) ; enfin, au sujet des politiques d’aménagement du territoire éducatif (Charlot, 1994 ; Derouet, 1992 ; Van Zanten, 2001 ; Garnier, 2014). Ces travaux s’accompagnent alors d’études sur certains types de territoires, par exemple les banlieues, les ruralités, et plus tard les inégalités spatiales d’éducation, les trajectoires des élèves, les territoires d’exclusion, les quartiers favorisés. C’est dans les années 1990, dans l’enseignement agricole en particulier (Audon, 2005), que le processus de territorialisation est accompagné de dispositifs de formations professionnelles initiales et continues, progressivement confiées aux structures régionales (« régions de programme », puis « collectivités territoriales » élues).
L’émergence des éducations à l’environnement, au développement durable, au patrimoine, au territoire, à la biodiversité, etc., les dispositifs tels que les projets éducatifs locaux, les classes patrimoines, les projets territoriaux d’établissements font considérablement évoluer les liens entre éducation et territoires. Ceux-ci deviennent alors progressivement des acteurs éducatifs. Cela signifie qu’ils influent sur les prescriptions nationales dans un premier temps, puis ils deviennent potentiellement co-concepteurs curriculaires (Barthes et Champollion, 2012 ; Barthes et al., 2017 ; Champollion, 2020). En effet, de plus en plus de curricula assoient leur légitimité sur des dynamiques locales exprimées par de nouveaux partenariats (associations, musées, territoires institutionnels, parcs naturels, collectivités, groupements de métiers, etc.). Par exemple, en France, le « Grenelle de l’environnement » rassemble État, institutions, partenaires sociaux et associatifs et précise les modalités de co-construction curriculaire au travers des agendas locaux et des dispositifs d’établissements tels que le « plan vert », les écodélégués, puis plus récemment les « applications folios » (applications numériques au service des parcours éducatifs), les parcours éducatifs EDD (« éducation au développement durable »), les labellisations comme la démarche E3D (école ou établissement en démarche globale de développement durable), Agenda 21 (ou Action 21 en français, programme d’action pour le développement durable au xxie siècle). Tous ces dispositifs adaptent localement les curricula et les collectivités s’y engagent en tant que financeurs (et donc co-concepteurs des curricula) autour de « projets de territoire ».
L’entrée des acteurs territoriaux dans les prescriptions scolaires est lente et progressive, mais ces dernières changent radicalement de nature dans les années 2010 : les territoires ne sont plus seulement des contextes, mais deviennent acteurs de l’éducation porteurs de valeurs (implications, participation, pouvoirs d’agir…) qui justifient divers modes de citoyenneté et de rapports au monde. Ceux-ci font interagir citoyens et concepteurs de curricula. De nouvelles désignations portées par l’Union européenne, sans être définies, marquent ces évolutions récentes. Ainsi, le « territoire apprenant » se substitue ensuite au « territoire acteur éducatif » dans la perspective de renouveler fondamentalement les pratiques éducatives et de diffuser de nouvelles normes sociétales. À titre d’exemple, l’éducation au patrimoine évolue progressivement et va redéfinir les rôles entre territoires de vie citoyenne et éducation. Le processus est marqué par des étapes successives : 1) la convention de 1972 fait appel aux spécialistes qui procèdent aux inventaires des « objets » culturels et naturels à amener au statut de patrimoine ; 2) la convention de 2003 stipule que les populations sont elles-mêmes détentrices et impliquées dans la définition de leurs patrimoines y compris immatériels ; 3) la convention de 2005 s’intéresse, non seulement au respect de la diversité culturelle, mais aussi à la façon dont la valorisation patrimoniale pourra être menée, notamment par les populations autochtones, pour insérer le patrimoine dans le système économique marchand actuel. L’éducation est ainsi au service du développement économique des territoires. La participation des citoyens devient une obligation éthique et une nécessité politique. Elle pose le patrimoine comme une ressource à mobiliser par les citoyens et elle place l’éducation comme un moyen central pour y parvenir. À travers ces évolutions se dessinent des dispositifs et des curricula pour l’enseignement. Sont ainsi installées les « classes du patrimoine » en 1982. Puis la notion de responsabilité vis-à-vis du patrimoine apparaît en 1995. En 2002, la « Charte pour une éducation au patrimoine » et son programme « Adopter son patrimoine » ont pour objectifs de faire comprendre aux élèves qu’en tant que citoyens, ils sont détenteurs et protecteurs de ce patrimoine, mais, fait nouveau, ceux-ci doivent également contribuer à définir leur patrimoine en s’appuyant sur leur territoire. Cela veut dire qu’il convient de rapprocher l’élève de son patrimoine local avec des partenariats issus de l’environnement social de l’école (Barthes et al., 2021). Les territoires et les citoyens deviennent alors co-concepteurs curriculaires. Ce triptyque territoires-citoyens-curriculum ne cessera de se renforcer par la suite (MEN, 2006), même lorsque l’éducation au patrimoine deviendra partie intégrante de l’éducation artistique et culturelle des élèves. (MEN, 2008 ; 2010, 2010-2012, MENSR, 2015). Le territoire deviendra de plus en plus un partenaire de la co-construction curriculaire via les associations, musées, archives, parcs naturels, collectivités, etc., qui vont entrer à l’école. Cet exemple rend visibles plusieurs évolutions de l’éducation au patrimoine comme au développement durable vers la responsabilisation, l’implication, la mobilisation, la citoyenneté, l’engagement, la conception. Ce développement ouvre la voie au « territoire apprenant » et à la « citoyenneté mondiale », en tant que nouveaux paradigmes curriculaires.
Dans la même lignée, l’Unesco formalise l’ère des « sociétés apprenantes », terme validé et conceptualisé dans ses politiques et stratégies en matière d’apprentissage tout au long de la vie. Il s’agit alors d’une communauté qui crée une culture d’apprentissage en développant une coopération efficace entre tous ses acteurs qui soutient et motive les individus et les organisations « à apprendre ». Par exemple, en France, la stratégie nationale de l’enseignement supérieur appelle à construire une société apprenante capable d’évoluer en permanence, dans laquelle chaque individu doit pouvoir à son niveau construire et partager ses connaissances et ses découvertes avec les autres. Se profile l’idée d’une approche systémique, holiste, intégrale où toutes les échelles d’organisation sont impliquées : les individus, les collectifs, les établissements, les territoires, les associations, les entreprises et les institutions.
Les sociétés, voire la planète entière, peuvent devenir apprenantes, se doter de lieux et de temps dédiés à la recherche et au progrès de la connaissance. Il s’agit d’un changement de paradigme de la conception curriculaire. Cette conception holiste et systémique du curriculum s’appuie non plus sur des formes institutionnelles de prescription, mais sur des organisations apprenantes. Cela se manifeste entre autres par des « tiers-lieux » numériques et physiques, et une implication de tous, dans les co-constructions curriculaires. Le changement est d’ampleur, puisqu’il s’appuie sur des valeurs et des orientations prédéfinies en amont. Il est en effet précisé qu’une société apprenante s’appuie sur une culture de la confiance, du consensus, de la liberté, de l’innovation, du mentorat bienveillant, et sur des normes, des dispositifs et des cadres qui se veulent responsabilisants. Cela passe in fine par les supports matériels des territoires, l’établissement apprenant, les villes apprenantes, les smart villages, les écosystèmes apprenants… Le curriculum devient donc une affaire d’« apprenance » via les territoires et ses sociétés sur lesquels celle-ci est supposée s’exercer. Le numérique, l’autonomie et la responsabilité sont alors des mots génériques qui jouent un rôle central et font supposer que le curriculum est amené à s’individualiser. En ce sens, les cadres de la compréhension du curriculum sont profondément modifiés. Plusieurs problèmes en résultent, dont celui des schémas d’appréhension du monde déjà prédéfinis par des valeurs, des normes et des dispositifs venus des instances internationales, à l’exemple de la citoyenneté mondiale (2019). Ceux-ci sont susceptibles d’exclure de fait de nombreuses formes de pensées critiques et la multiréférentialité qui constitue la base des fonctionnements démocratiques, comme cela est déjà esquissé dans l’éducation au développement durable.
Références
Audon J. (dir.) (2005). « L’enseignement agricole partenaire des territoires : un guide pour l’action », dans Actes du séminaire « L’Enseignement agricole et le développement du territoire », ENFEA Toulouse.
Barthes Angela, Da Silva Serge et Champollion Pierre (2021). « L’intégration progressive du patrimoine local dans l’éducation en France », Éducations, vol. 21, no 2, p. 29-52. https://doi.org/10.21494/ISTE.OP.2021.0659
Barthes Angela, Champollion Pierre et Alpe Yves (dir.) (2017). Permanences et évolutions de la relation complexes entre éducations et territoires, ISTE Éditions.
Barthes Angela et Champollion Pierre (2012). « Éducation au développement durable et territoires : évolution des problématiques, modification des logiques éducatives et spécificité des contextes ? », Éducation relative à l’environnement : regards, recherches, réflexions, vol. 10. https://doi.org/10.4000/ere.1049
Bourdieu Pierre et Passeron Jean-Claude (1970). La reproduction ? Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Éditions de Minuit.
Champollion Pierre (dir.) (2020). Territorialisation de l’éducation. Tendance ou nécessité, Londres, ISTE Éditions.
Charlot Bernard (1994). « Les politiques éducatives municipales : action locale et rapports sociaux », Migrants formation, no 97, p. 86-98.
Conseil de l’Europe (2019). Global Education Guideline.
Derouet Jean-Louis (1992). École et justice. De l’égalité des chances aux compromis locaux, Métailié.
Garnier Bruno (2014). « Territoires, identités et politiques d’éducation en France », Carrefours de l’éducation, vol. 38, no 2, p. 127-157.
Van Zanten Agnès (2001). L’école de la périphérie : scolarité et ségrégation en banlieue, Presses universitaires de France.