Notice 41

Pratiques sociales de référence

Joël Lebeaume

La notion de « pratiques sociales de référence » a été proposée par Jean-Louis Martinand lors des travaux de la commission ministérielle officiellement mise en place en 1971, chargée de la rénovation de l’enseignement des sciences physiques et de la technologie, communément désignée par « commission Lagarrigue », du nom de son président. Les travaux de cette commission proposent d’intégrer dans l’enseignement la modernité et les profondes évolutions scientifiques et techniques de l’époque. Cette innovation s’oppose aux tentatives antérieures (technologie au début des années 1960, puis technologie-physique obligatoire en 1970 pour les classes de 4e et de 3e de la voie moderne, sans latin) fondées sur le démontage-remontage de mécanismes usuels, leur analyse fonctionnelle et une initiation au dessin technique. Ces contenus et l’éducation technologique sont alors à inventer.

Avec cette ambition, la commission propose des modules thématiques (unités d’enseignement d’une trentaine d’heures) consacrés notamment à la photographie, aux polymères, à l’électronique, aux automatismes et aux fabrications mécaniques. Ces propositions pour l’enseignement permettent alors de préciser les caractéristiques d’une technologie pour les élèves distincte d’une formation à visée professionnelle. L’enjeu éducatif est en effet la découverte et la compréhension de la réalité des techniques abordées, sans toutefois se confondre avec une formation professionnelle. Au cours du module consacré aux techniques de fabrication, à l’aide de l’équipement de mise en forme des métaux et des matières plastiques ainsi que de six petites machines-outils par classe, un groupe de seize élèves réalise un ou deux compresseurs à membrane en reproduisant une organisation productive réelle avec atelier, bureau, magasin… mais, à la différence de l’industrie de référence, pour les élèves une rotation des tâches. Ces activités scolaires contribuent ainsi à l’éducation technologique des jeunes. Le problème de l’authenticité est alors conceptualisé par Martinand (1982, 1986) en termes de « référence » et de « pratiques sociales de référence » afin de contrôler la pertinence des décisions concernant les contenus des activités scolaires de fabrication. Dans cet essai, sont ainsi retenues les références industrielles, distinctes des références artisanales qui imposeraient une production unitaire sur mesure ou des références domestiques qui se satisferaient des outils ou des pièces disponibles.

Pour Martinand (1984, p. 234), « la notion de pratique de référence permet d’expliciter, de critiquer et de proposer. C’est un guide d’analyse descriptif qui permet ensuite de faire des choix ». Il précise (1986) :

« Pour dégager la signification essentielle de la démarche esquissée précédemment, nous dirons qu’elle [cette démarche] consiste à mettre en relation les buts et contenus pédagogiques, en particulier les activités didactiques, avec les situations, les tâches et les qualifications d’une pratique donnée. Il s’agit alors de ce que nous appellerons une pratique sociale de référence, renvoyant aux trois aspects suivants :
Ce sont des activités objectives de transformation d’un donné naturel ou humain (“pratique”) ;
Elles concernent l’ensemble d’un secteur social, et non des rôles individuels (“social”) ;
La relation avec les activités didactiques n’est pas d’identité, il y a seulement terme de comparaison (“la référence”).
Cette démarche nous est apparue nécessaire pour expliciter et discuter les raisons des choix de contenus, examiner leur cohérence interne, juger l’authenticité du reflet qu’elles proposent. (…)
La notion de pratique sociale de référence s’accorde bien avec une pédagogie de “contrat”, impliquant un ensemble d’activités très diverses, mais finalisées et donc cohérentes.
Mais sa portée est plus vaste : elle fonctionne essentiellement comme guide d’analyse des contenus, et par là de critique et de proposition. De même, l’idée de référence marque que nous ne pouvons et ne voulons pas nous attacher à une conformité étroite des compétences à acquérir avec les fonctions, les rôles, les capacités de la pratique réelle. Il s’agit avant tout de se donner les moyens de localiser les concordances et les différences entre deux situations, dont l’une (la pratique industrielle) est l’objet de l’enseignement et possède une cohérence qui doit être transposée dans l’école. »
(Martinand, 1986, p. 137-138).

Pour la construction des curricula, ce concept permet d’ouvrir les propositions et l’étude critique des contenus de la plupart des enseignements scolaires : quelles sont les références des activités physiques et sportives ? des écrits scolaires ? des langues étrangères ? Quels sont aussi les rapports entre « pratiques sociales de référence » et « transposition didactique » ? (voir la notice 51 « Transposition didactique ») (Cohen-Azria, 2010 ; Lebeaume, 2001 ; Lebeaume et Martinand, 1998). Pour les usages de ce concept dans la conception de l’éducation technologique, Martinand préfère désigner des « pratiques sociotechniques de référence » afin de valoriser la technicité des activités retenues comme référence.

Références

Cohen-Azria Cora (2010). « Pratiques sociales de référence », dans Yves Reuter (dir.), Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques, De Boeck, p. 179-182.

Lebeaume Joël (2001). « Pratiques socio-techniques de références, un concept pour l’intervention didactique : diffusion et appropriation par les enseignants de technologie », dans Alain Mercier, Gisèle Lemoyne et André Rouchier (dir.), Le génie didactique. Usages et mésusages des théories de l’enseignement, De Boeck, p. 127-142.

Lebeaume Joël et Martinand Jean-Louis (dir.) (1998). Enseigner la technologie au collège, Hachette.

Martinand Jean-Louis (1982). Contribution à la caractérisation des objectifs de l’initiation aux sciences et techniques, thèse de doctorat ès sciences, Université Paris XI, Centre d’Orsay.

Martinand Jean-Louis (1984). « Questions pour la recherche : la référence et le possible dans les activités scientifiques scolaires », Recherche en didactique de la physique : les actes du premier atelier international. La Londe des Maures 1983, Éditions du CNRS, p. 227-249.

Martinand Jean-Louis (1986). Connaître et transformer la matière, Peter Lang.