Notice 40
Périmètre du curriculum
Muriel Guedj
Jean-Marc Lange
Angela Barthes
Longtemps limitées à la seule éducation formelle, les études et recherches sur le curriculum s’étendent aujourd’hui dans de multiples directions, qui, en invitant à des approches multidimensionnelles (Ardoino, 1988), engagent à en redéfinir le périmètre. L’ouverture de l’École à son environnement et, de manière réciproque, l’entrée « du dehors » dans l’école dont témoignent de nombreux partenariats entre structures scolaires et non scolaires, conduit à prendre en compte une diversité de nouveaux acteurs et de nouvelles pratiques pour une élaboration curriculaire en phase avec les territoires concernés. Cette diversité interroge les ambitions pour l’éducation à partir de l’envergure du curriculum, c’est-à-dire la ligne qui délimite la surface à l’intérieur de laquelle le curriculum s’applique. Le choix est fait de porter une attention à cette ligne considérée comme une frontière mouvante entre deux espaces sociaux et éducatifs permettant de repérer directement les mouvements curriculaires que ceux-ci renvoient aux territoires ou aux acteurs impliqués. Ainsi, c’est la notion nouvelle de « périmètre du curriculum » et la question de son déploiement qui sont développées dans ce texte.
L’histoire du système éducatif documente les finalités associées aux structurations curriculaires et à leurs évolutions. Elle contribue à porter un regard distancié et critique sur les contextes contemporains pour in fine appréhender les actualisations à effectuer. C’est dans ce cadre que la notion de « périmètre » paraît appropriée pour aborder le curriculum dans toute sa complexité.
Sans qu’il s’agisse ici d’en brosser un panorama précis, cette histoire témoigne de l’ambition portée aux divers systèmes éducatifs qui se sont succédé et elle offre une perspective pertinente pour saisir les principaux marqueurs à l’origine des évolutions et changements opérés qui conjuguent dimensions politiques, économiques et culturelles.
Les réformes structurelles et disciplinaires qui jalonnent le xxe siècle attestent de cette intrication. C’est le cas en particulier de l’effacement des ordres primaires et secondaires à la suite de la prolongation de la scolarité obligatoire, celui de la rénovation des contenus dans l’introduction des mathématiques modernes et le questionnement sur la démocratisation de l’enseignement ou encore de la place accordée dans la constitution du curriculum aux dimensions économiques (répondre aux besoins de main-d’œuvre) en tension avec les dimensions sociales et culturelles (former le citoyen) qui influencent la structuration du curriculum (Guedj et Savaton, 2015). De fait, la construction progressive du curriculum s’appréhende comme un « processus continu d’adaptation des méthodes et structures curriculaires aux défis culturels et sociétaux » (Opertti et Duncombe, 2011, voir la notice 45 « Réformes curriculaires »).
Le tout début du xxe siècle portait déjà cette ambition sous la plume de Durkheim dans l’article « Éducation » du Nouveau Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (Buisson, 1911, p. 529-536), dont la longue enquête historique montre que l’ambition est moins de rechercher un modèle éducatif dans l’absolu que des formes correspondantes, et adaptées aux valeurs et besoins d’une époque (Bier, 2010).
C’est précisément cette adaptation à laquelle il est nécessaire de s’attacher pour être en mesure d’analyser de manière critique la situation actuelle et de projeter de nouvelles constructions susceptibles de prendre en compte les défis culturels et sociétaux auxquels ces constructions sont supposées répondre.
Actualiser le constat pour caractériser les contextes éducatifs du xxie siècle, permet de prendre en compte des facteurs qui prévalent dans les sociétés contemporaines. Trois d’entre eux, particulièrement saillants, sont à souligner ; ils résultent notamment de travaux réalisés à partir des bases de données des thèses (Barthes et Albéro, 2019).
Le premier facteur concerne la diversité des pratiques des éducations non formelles qui engage à un déploiement du curriculum vers les milieux professionnels et les référents métiers (Perez-Roux et Monceau, 2019), le milieu associatif (Marcel et al., 2019), les organisations non gouvernementales (Charland et al., 2012), les partis politiques (Lapostolle et Solaux, 2022), le milieu muséal (Urbas, 2014), les collectivités territoriales (Dutercq, 2009), etc. En lien ou non avec l’école, ce déploiement vers de nouveaux acteurs se traduit par une extension du périmètre du curriculum.
Le deuxième facteur résulte de l’accélération et de la diversité des crises qui marquent les sociétés actuelles (politiques, sanitaires, environnementales, etc.), modifient le rôle des citoyens et celui des territoires dans la construction des connaissances (voir la notice 49 « Territoires, acteurs, sociétés apprenantes ») et in fine interpellent la place de l’école dans ces contextes profondément bouleversés. Ce sont les interactions sciences et sociétés dont le curriculum doit désormais s’emparer pour une éducation en mesure d’impliquer chacun sur les questions de transitions. Cette dynamique est à rapprocher des recherches conduites dans le domaine des « éducations à » qui se caractérisent par des enseignements thématiques et non disciplinaires en réponse à des commandes politiques (par exemple, voir l’agenda « Éducation 2030 » en vue de mettre en œuvre les dix-sept objectifs de développement durable mondialisé), des besoins sociétaux, des questions d’actualités et/ou des questions socialement vives (voir la notice 30 « Éducations à… »).
Le troisième facteur résulte des changements d’échelle à opérer dès lors que la structuration des curricula est examinée à la lumière des instances internationales qui orientent les politiques éducatives (voir OCDE-Fressoz, 2017). Leur engagement dans de vastes programmes d’éducation pour tous (EPT), ou dans le déploiement des approches par compétences témoignent de l’importance du facteur.
Penser le périmètre du curriculum en termes d’acteurs, d’interactions et d’échelles, avec en visée un point de vue renouvelé sur les processus d’apprenance, le poids des territoires ou l’idée de globalité, conduit à réviser les conceptions qui fondent les curricula au sein de la surface scolaire.
Ainsi, à côté des travaux renvoyant à des approches sociologiques (Forquin, 2008), historiques (d’Enfert et al., 2015), ou didactiques (Martinand, 1985), des recherches s’organisent en réponse à l’objectif de délimiter et caractériser un périmètre curriculaire déployé dans le cadre d’éducations non formelles avec des revendications éducatives liées ou non à la sphère scolaire.
C’est le cas des recherches concernant les « éducations à… » évoquées plus haut, celui des recherches sur les musées, parcs naturels, lieux labellisés et autres lieux de culture scientifique ou patrimoniale qui, parce qu’ils partagent également une mission d’accueil du public scolaire, sont conduits à interroger les partenariats entre éducation formelle et éducation non formelle impliquant une dimension territoriale à l’éducation.
Ainsi, après avoir été rejetée puis ignorée, cette dimension territorialisée de l’éducation est progressivement redécouverte par les politiques publiques. De fait, la mise en place des « zones d’éducation prioritaires » dans les années 1980, suivie une trentaine d’années plus tard par des « contrats éducatifs locaux » institutionnalisés par la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République (loi n°2013-595 du 8 juillet 2013), traduit cette ambition. En aspirant à la contractualisation de ces initiatives autour de l’école, ces politiques contribuent au mouvement qui vise à fédérer des acteurs multiples et non plus les seuls professionnels de l’éducation (Bier, 2010). Le territoire, les villes, les lieux deviennent eux-mêmes apprenants et prennent en charge les défis auxquels ont à faire face les sociétés contemporaines et auxquels ils cherchent à répondre.
Au-delà de son extension, les modifications apportées au périmètre du curriculum concernent également la structuration même de l’espace curriculaire. Deux éléments se conjuguent en ce sens :
- la prise en compte de pratiques et savoirs diversifiés (pratiques et savoirs locaux, savoirs expérientiels, etc.) qui échappent à la sphère scolaire ;
- l’extension de l’espace curriculaire pensée hors de tout cadre hiérarchique (Jonnaert, 2011 ; Maradan, 2008) afin d’éviter une structuration verticale du curriculum et privilégier une mise en réseau des acteurs, des savoirs, des pratiques et des lieux. Cette approche qualifiée par Deleuze et Guattari (1989) de « rhizomatique » marque le caractère transversal et nomade qui s’oppose à l’image de la « racine » synonyme de verticalité, d’unicité et de sédentarité.
Par ailleurs, cette extension du périmètre curriculaire qui remet en cause la conception coutumière du curriculum implique de conduire une réflexion sur les intentions, l’organisation et le pilotage attachés au curriculum.
Le curriculum est pensé comme autant de parcours en potentiel structurés dans le cadre d’hybridations (voir la notice 35 « Hybridation curriculaire »). Si ces parcours s’appliquent à définir des progressions, ils sont tout autant expérientiels du fait de la rencontre avec une œuvre, un phénomène ou une expérience donnée à vivre. Ils visent davantage une cohérence d’ensemble impliquant les savoirs plutôt qu’un apprentissage des savoirs en soi.
Enfin il convient de souligner que ces parcours imposent un pilotage qui rompt sensiblement avec celui de l’école, majoritairement structurés sur les contenus organisés en disciplines ou à partir d’objectifs exprimés en termes de compétences (Ross, 2000).
Mais ces modifications du périmètre du curriculum renvoient à des questions à réactualiser du fait de l’extension et qui restent à investiguer par la recherche :
- Quelles places au sein de ces parcours pour les disciplines scolaires désormais mobilisées en réponse à des besoins et non uniquement comme entrées privilégiées ?
- Comment les parcours prennent-ils en charge les progressions des apprentissages ?
- Quelles conséquences ces diversités impliquent-elles en termes de légitimité, de propositions et de choix à opérer (Alpe et Barthes, 2013) ?
- Quelles légitimés en particulier pour les savoirs non académiques ?
- Quelle place et quelles modalités pour l’évaluation ?
- Quelles conditions de faisabilité ?
- Comment dans ce cadre (re)penser les formations, initiale et continue, et la formation professionnelle ?
- Comment définir des situations d’apprentissage qui ne soient pas des modèles conduisant à figer les contenus et les méthodes, mais plutôt des jalons qui rendent lisible la progressivité, et permettent la mutualisation et l’évaluation de ces situations ?
Références
Alpe Yves et Barthes Angela (2013). « De la question socialement vive à l’objet d’enseignement : comment légitimer des savoirs incertains ? », Dossiers des sciences de l’éducation, no 29, p. 33-44. https://doi.org/10.4000/dse.95
Ardoino Jacques (1988). Vers la multiréférentialité. Perspectives de l’analyse institutionnelle, Méridiens-Klinksieck.
Audigier et Nicole Tutiaux-Guillon (dir.), Compétences et contenus, De Boeck, p. 65-84.
Opertti Renato et Leana Duncombe (2011). « Vision du curriculum », Revue internationale d’éducation de Sèvres, vol. 56, p. 101-110. https://doi.org/10.4000/ries.1061
Barthes Angela et Albero Brigitte (2019). « Sciences de l’éducation et enjeux majeurs de société », dans Béatrice Mabillon-Bonfils et Christine Delory-Momberger (dir.), À quoi servent les sciences de l’éducation, ESF Sciences humaines.
Bier Bernard (2010). « Territoire apprenant : les enjeux d’une définition », Spécificités, vol. 3, no 1, p. 7‑18. https://doi.org/10.3917/spec.003.0007
Buisson Ferdinand (dir.) (1911). Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Librairie Hachette.
Charland Patrick, Daviau Claude, Simbagoye Athanase et Cyr Stéphane (dir.) (2012). Écoles en mouvement et réformes, De Boeck.
D’Enfert Renaud et Lebeaume Joël (dir.) (2015). Réformer les disciplines scolaires. Les savoirs scolaires à l’épreuve de la modernité, 1945-1985, Presses universitaires de Rennes, p. 61‑81. https://doi.org/10.4000/books.pur.95436
Dutercq Yves (2009). « L’influence des collectivités territoriales sur la politique d’éducation en France », dans Guy Pelletier (dir.), La gouvernance en éducation, De Boeck, p. 91-107.
Forquin Jean-Claude (2008). Sociologie du curriculum, Presses universitaires de Rennes.
Guedj Muriel et Savaton Pierre (2015). « Entre exigence économique et culture pour tous : le cas des sciences expérimentales des années 1950 aux années 1980 », dans Renaud d’Enfert et Joël Lebeaume (dir.), Réformer les disciplines scolaires. Les savoirs scolaires à l’épreuve de la modernité 1945-1985, Presses universitaires de Rennes, p. 61-81.
Jonnaert Philippe (2011). « Curriculum, entre modèle rationnel et irrationalité des sociétés », Revue internationale d’éducation de Sèvres, no 56, p. 135‑145. https://doi.org/10.4000/ries.1073
Lapostolle Guy et Solaux Georges (2022). Les partis politiques et leur projet d’école, Éditions universitaires de Dijon.
Maradan Olivier (2008). « L’espace curriculaire entre horizon et plancher », dans François Audigier (dir.), Compétences et contenus. Les curriculums en questions, De Boeck Supérieur, p. 65-84. https://doi.org/10.3917/dbu.audig.2008.01.0065
Marcel Jean-François, Lescouarch Laurent et Bordes Véronique (2019). Recherches en éducation et engagements militants. Vers une tierce approche, Presses universitaires du Midi.
Perez-Roux Thérèse et Monceau Gilles (2019). La réforme des études en santé entre universitarisation et professionnalisation. Le cas des instituts de formation en masso-kinésithérapie, L’Harmattan.
Ross Alistair (2000). Curriculum. Construction and Critique, Falmer Press.