Notice 35

Hybridation curriculaire

Angela Barthes

Pour la philosophe G. Halpern (2020) : « Que ce soient les virus, la politique, les entreprises, les objets, les identités, les cultures ou les genres, tout s’hybride, c’est-à-dire que tout devient plus flou, multiple, contradictoire, incasable, hétéroclite, imprévisible ! L’hybridation caractérise ainsi l’époque contemporaine par les croisements qu’elle admet et qui engendrent du nouveau. » L’hybridation curriculaire correspond à ces enchevêtrements de logiques et pratiques éducatives, enseignantes, sociales et politiques. Pour exemple, les éducations aux changements climatiques se réfèrent d’une façon descendante aux 17 objectifs onusiens de développement durable et aux rapports du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), tandis que la demande sociale liée à un territoire valorise d’une façon plutôt ascendante des savoirs locaux, des acteurs associatifs ou militants ou des professionnels.

Investiguer ou caractériser des hybridations curriculaires implique ainsi d’identifier les orientations descendantes (internationales et/ou nationales) ou ascendantes (demande sociale, voire locale) et d’analyser ces références nécessairement multiples, explicites ou implicites, parfois concordantes, parfois discordantes. Tel est le cas de la forte hybridation des contenus de l’enseignement agricole ancré dans ses territoires (Chalando et Barthes, 2023) dont les curricula s’hybrident entre l’agroécologie des paysanneries locales et les injonctions ministérielles du « produire autrement ». Le « produire autrement » favorise les biotechnologies, l’utilisation « raisonnée » d’intrants et se rapporte aux valeurs de l’innovation et de la croissance, tandis que les paysanneries portées par des voix syndicales proposent un autre modèle, d’autres techniques et d’autres valeurs centrées sur l’adaptation aux conditions locales. Les deux modèles s’affrontent concrètement lors des élaborations curriculaires. Pensons à la bataille emblématique des méga-bassines de mars 2023 et leurs implications sur les techniques agricoles de maîtrise de l’eau alors plus ou moins défendues dans les formations professionnelles. Dans ces rapports de force, ces orientations font l’objet de négociations, traduites dans les curricula et les référentiels institutionnels formalisés. Ainsi, les lycées agricoles, plus proches de leurs territoires, intègrent plus facilement les nouvelles démarches agroécologiques paysannes que les Bachelor de technologie (BUT) en agronomie qui en sont plus éloignés.

Il existe plusieurs modalités possibles de pilotage et de légitimation des curricula. Toutes sont éminemment politiques. Elles peuvent être plus ou moins centralisées ou régionalisées par les institutions, plus ou moins concertées ou autoritaires, intégratrices ou excluantes. En effet, les référentiels peuvent s’intégrer les uns aux autres en complémentarité, s’assimiler dans une co-construction, s’exclure complètement (en ce cas, un référentiel devient invisible), ou s’opposer (tous les référentiels sont alors visibles, mais insérés dans des rapports de forces souvent dissymétriques). L’enjeu principal de l’hybridation curriculaire est la cohérence (Audigier, 2017) qui en résulte. Mais les incohérences, fragmentations, et bricolages épistémologiques réels sont porteurs de sens et constituent des méthodes d’analyse (Barthes et Lange, 2022). Il s’agit ainsi d’identifier le poids réciproque des acteurs et des institutions et les modes de légitimation des prescriptions à toutes les échelles. Il convient alors de repérer d’où viennent les savoirs contributifs et les pratiques constitutives (Lebeaume, 2019), mais également les valeurs, normes et prescriptions politiques (Barthes et Alpe, 2018). Dans le contexte actuel d’internationalisation et de retour aux fonctions sociopolitiques de l’école, ces dernières sont parfois implicites (voir la notice 16 « Curriculum exclu, implicite, explicite ») et/ou en contradiction avec les demandes sociales. Étudier un processus d’hybridation formalise une série de questions à poser : quels sont les référentiels utilisés ? À quelles échelles se situent-ils ? Quels sont les savoirs contributifs, les pratiques constitutives, les valeurs et normes et les prescriptions politiques ? À quelles fonctions sociopolitiques ces éléments se réfèrent-ils ? Sur quels modes de légitimation ces choix reposent-ils ? Quels sont les acteurs et les institutions et leurs poids réciproques ? Quels sont les rapports de domination entre eux et comment cela se traduit-il ? Étudier le processus d’hybridation rend ainsi intelligibles les enjeux sociétaux et éducatifs multiples qui se rattachent aux élaborations curriculaires.

Dans le jeu de l’hybridation, la ligne de partage entre l’enseignement formel et non formel tend à devenir de plus en plus floue (voir la notice 17 « Curriculum formel, réel, caché »). La notion même de curriculum trouve de plus en plus de sens hors l’école, dans les musées, les parcs naturels, les associations et plus généralement dans toutes les formes d’éducation non formelle avec le risque d’introduire dans l’école des modes de pensée qui lui sont extérieures. Les processus d’hybridation sont particulièrement marqués dans la formation professionnelle et dans les « éducations à… » (voir la notice 30 « Éducation à… »). Pour celles-ci, dans la mesure où elles ne sont pas encadrées par des prescriptions institutionnelles fortes ni découpées en disciplines classiques puisque thématiques et relatives à des enjeux d’actualité, elles sont l’objet de partenariats, lesquels hybrident le curriculum réel. Réciproquement, le scolaire se diffuse hors l’école. Citons par exemple le cas des parcs naturels qui disposent de formateurs issus des formations universitaires en biologie, tandis qu’il leur est demandé de promouvoir une identité locale à visée touristique. En outre, le poids des acteurs et les modes de légitimation qui concourent à la sélection des savoirs, des pratiques puis du curriculum évoluent. En ce sens, à l’heure de la mondialisation et de la spécialisation des territoires, le global et le local prennent des importances réciproques accrues. Dans ce jeu, les territoires environnants d’une formation et ses acteurs ne sont plus seulement des contextes, mais deviennent des acteurs curriculaires (voir la notice 49 « Territoires, acteurs, sociétés apprenantes »). Du reste, de nombreuses formations, y compris scolaires et universitaires, affichent désormais un fort pourcentage d’enseignements dit « d’adaptation locale ». Notons que ces situations d’hybridation peuvent générer des tensions entre acteurs, modalités d’intervention et valeurs de référence. À titre d’exemple, un formateur employé par un parc naturel qui intervient dans une classe aura le souci premier de promotion de son territoire, tandis que l’enseignant sera soucieux de l’apprentissage de ses élèves conformément à des prescriptions disciplinaires. Ces situations peuvent générer de l’inconfort, des replis, des conflits (Barthes, 2019).

D’autres questionnements relatifs au sens politique des processus d’hybridation curriculaire sont importants. Outre la redéfinition des relations éducations-territoires, sciences-sociétés, éducations formelles-non formelles, ces processus reposent la question de la place des minorités, des groupes humains dominés, des sociétés colonisées, des savoirs locaux, des voies différentes, des alternatives sociétales et politiques à l’école. De la même manière, si le système éducatif n’est plus à même de répondre à la demande sociale d’éducation, d’autres instances prendront le relais. Si des ouvertures sont alors envisageables, il peut aussi être inquiétant que les modèles de citoyenneté et les conditions futures du vivre ensemble soient portés par des offreurs sans aucune garantie d’intérêts collectifs (tels les GAFAM). Une réflexion globale sur les modes d’hybridation et les enjeux qu’ils portent est donc nécessaire. Plus la part du curriculum prescrit est faible, plus il faut remonter jusqu’aux producteurs/financeurs de contenus pour comprendre les enjeux sous-tendus. L’expression financeurs de contenus est prise au sens large pour mentionner le rôle d’une suprématie à un moment donné. Le financeur peut donc être pris au sens symbolique et désigne ceux qui disposent d’une influence du fait de leur positionnement ou dominance à un moment donné. Il peut s’agir d’une entreprise privée, par exemple dans le cadre de la privatisation de pans entiers de l’enseignement supérieur. Mais il peut s’agir aussi d’institutions telles que le FMI ou l’ONU qui disposent de larges canaux de diffusion. Cela est d’autant plus vrai qu’on se situe aujourd’hui dans un contexte de concurrence entre plusieurs catégories de producteurs de contenus. Il y a affaiblissement des légitimités des diplômes garantis par l’institution, une tendance à la « déscolarisation » de la société associée à la disponibilité à moindre coût de ressources éducatives (réseaux, banques de données). La montée en puissance des offreurs privés d’éducation, des prescripteurs divers sur ce qu’il faut apprendre et ce qu’il faut enseigner avec l’introduction des incertitudes sur les finalités et valeurs qu’ils véhiculent portent de forts risques de dérives idéologiques.

Les questionnements relatifs aux enjeux de l’hybridation curriculaire sont alors les suivants : que faire des savoirs surdéterminés par des valeurs surplombantes importées de la sphère politique ou sociale, voire locale ? Comment mettre en place une démarche éducative appuyée sur des savoirs incertains et transversaux et faisant l’objet de débats socioscientifiques, voire politiques (par exemple, les adaptations/transformations nécessaires face aux changements climatiques) ? Comment défendre un positionnement curriculaire hybride à visée possiblement émancipatrice face à ceux qui s’autoproclament légitimes tels que certains groupes religieux, partis politiques, associations, etc., parce qu’ils sont précisément définis par des valeurs d’engagement ? ou encore face à des collectivités, territoires, entreprises définis par des valeurs développementalistes ou économicistes ? À l’inverse, comment défendre un positionnement émancipateur face à des institutions internationales fortement marquées par des valeurs libérales et instrumentales ? ou encore des entreprises fortement marquées par des intérêts particuliers ? Comment défendre une posture citoyenne, voire politique de l’engagement ? Comment (re)définir la place et le rôle de l’enseignant, recruté sur la base de son cursus universitaire disciplinaire, quand on lui demande de se placer dans une démarche interdisciplinaire et d’agir dans un sens que l’éthique professionnelle lui interdit la plupart du temps (comme c’est le cas quand on lui demande d’influencer des comportements ou la consommation) ? Comment faire face à l’hétérogénéité des champs savants de référence et à la concurrence entre paradigmes en contextes incertains ? Comment gérer la proximité avec les pratiques sociales, voire des praxéologies spontanées face aux valeurs préconstruites politiquement ?

Références

Audigier François (2017). « Cohérence », dans Angela Barthes, Jean-Marc Lange et Nicole Tutiaux-Guillon (dir.), Dictionnaire critique des enjeux et concepts des « éducations à », L’Harmattan.

Barthes Angela et Alpe Yves (2018). « Les “éducations à”, une remise en cause de la forme scolaire ? », Carrefour de l’éducation, n45, p. 20-34. https://doi.org/10.3917/cdle.045.0023

Barthes Angela (2019). « Quelles adaptations des enseignant·e·s français·e·s des écoles primaires face aux “éducations à” ? », Revue des sciences de l’éducation, vol. 45, n1. https://doi.org/10.7202/1064610ar

Barthes Angela et Lange Jean-Marc (2022). « Fragmentations et cohérences curriculaires en contextes, le cas des programmes Erasmus », dans Brigitte Albéro et Joris Thievenaz (dir.), Enquêter dans les métiers de l’humain. Traité de méthodologie de la recherche en sciences de l’éducation et de la formation, Éditions Raison et passions, p. 382-393. https://doi.org/10.3917/rp.alber.2022.02.0396

Chalando Véronique, Barthes Angela et Noûs C. (2023). « Quel enseignement de l’agroécologie face aux urgences climatiques dans les formations agronomiques françaises ? », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs (à paraître).

Halpern Gabrielle (2020). Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Le Pommier.

Lebeaume Joël (2019). « Précisions sur la “forme curriculaire” et distinction entre pratiques constitutives et savoirs contributifs. Contribution à l’étude morphologique des curriculums prescrits », Éducation et didactique, vol. 13, no 1, p. 43-59. https://doi.org/10.4000/educationdidactique.3745