Notice 27
Discipline de recherche et discipline scolaire
Abdelkrim Hasni
Dans les discours de l’enseignement, de l’éducation, de la formation et des curricula, le mot « discipline » prend des sens différents selon qu’il est utilisé seul ou avec des noms ou adjectifs dans les locutions « disciplines scolaires » ou « universitaires », ou encore « disciplines de recherche ». Chervel (1988, p. 60-64) indique que le mot perd son sens initial de police des établissements à la fin du xixe siècle pour recouvrir l’idée de « gymnastique intellectuelle », puis, après la Première Guerre mondiale, à ne désigner qu’une « pure et simple rubrique qui classe les matières de l’enseignement ». Il faut toutefois souligner que les disciplines scolaires demeurent aujourd’hui des composantes structurant les curricula, en particulier par l’identification des spécialités disciplinaires des enseignants déterminées par leur formation dans une ou plusieurs disciplines universitaires.
Les sciences actuelles se font et s’organisent en effet autour des disciplines dites scientifiques, les disciplines de recherche. Même si la notion de discipline prise dans le sens de l’attitude du disciple qui suit la tradition du maître remonte à l’Antiquité, ou que la classification du savoir en différentes sciences a existé depuis Aristote, le sens qui est donné à la notion de discipline depuis la création des sciences modernes et qui prédomine toujours, au passage du xviiie au xixe siècle, est différent. En ce sens, Stichweh (1990) soutient que le système scientifique actuel est né d’une double différenciation : une différenciation externe qui l’a conduit à se distinguer des autres formes de savoir (savoir d’autorité, savoir de la tradition, etc.). Cette différenciation amène les sciences à se constituer comme système « autopoïétique » en ce sens qu’à un savoir reçu se substitue un savoir autoproduit. La deuxième différenciation a conduit à pratiquer les sciences au sein de disciplines distinctes.
Il n’y a pas de consensus sur la signification de la notion de discipline scientifique. Les principales caractéristiques utilisées pour définir la notion renvoient à deux pôles qui reflètent deux visions différentes de ce que sont/peuvent être les sciences. Selon la première vision, une discipline est caractérisée avant tout par l’application de méthodes spécifiques à des objets (observables et/ou formalisés) qui lui sont propres. L’accent est ici mis sur la priorité de la rationalité. La constitution des communautés disciplinaires et l’organisation institutionnelle de la recherche sont secondaires et viendraient se greffer sur le système objets-méthodes. La deuxième vision soutient la primauté des communautés des chercheurs (associations, revues savantes et systèmes de contrôle des publications, colloques, etc.) et des cadres institutionnels (organisation de la recherche, système de recrutement, etc.) dans la naissance et le fonctionnement des disciplines.
Loin d’une vision positiviste qui met l’accent exclusivement sur la dimension épistémologique (objets-méthodes-savoirs) et d’une vision relativiste qui réduit l’activité scientifique au fonctionnement de groupes sociaux, il serait possible de considérer que ces deux dimensions sont deux composantes centrales dans la caractérisation des disciplines scientifiques, sans pour autant occuper une place égale dans cette caractérisation. La dimension sociale est parfois plus forte dans les sciences humaines et sociales, moins standardisées que les sciences de la nature.
Si les travaux de Chervel (1988) ont fortement marqué la conceptualisation de la notion de discipline scolaire dans la francophonie, d’un point de vue curriculaire, il est important de considérer dans les réflexions sur ce concept d’autres perspectives comme celles qui ont fortement marqué cette conceptualisation, sous l’étiquette de school subject et de subject matter, dans le monde anglophone (Hasni, 2001) : celle de philosophes du curriculum et celle de sociologues du curriculum.
(1) La conceptualisation développée par des philosophes anglophones du curriculum, comme Gardner, Hirst, Schwab, Peters et Phenix dans les années 1960-1970, et qui marque de nombreux travaux actuels, repose sur deux idées centrales. La première est celle de la théorie de la structure du savoir (structure of knowledge) que résument les propos de Schwab (1964) :
« Identifier les disciplines qui forment le savoir contemporain et permettent la maîtrise du monde, c’est identifier les matières scolaires (subject matter) devant servir à l’éducation, le matériel qui constitue à la fois ses ressources et ses exigences. Identifier les relations que ces disciplines entretiennent les unes avec les autres, c’est déterminer ce qui peut être mis ensemble et ce qui doit être considéré de manière séparée dans un but d’enseignement. La détermination de ce type de relations pèsera également lourd dans nos décisions concernant les séquences d’enseignement, puisqu’elles nous indiqueront ce qui doit venir avant quoi, ce qu’il est souhaitable de placer en premier, en second ou en troisième lieu (Schwab, 1964, p. 11). »
Si la première idée est tournée vers le choix des contenus, la deuxième l’est vers les visées éducatives. Des philosophes du curriculum comme Hirst (1965) ont repris l’idée grecque de l’éducation libérale pour en faire la principale visée de l’éducation scolaire. Pour ces auteurs, la quête première de l’esprit est celle d’atteindre la connaissance, de comprendre l’essence et la nature profonde des choses et d’accéder par conséquent à la « bonne vie ». En d’autres termes, l’éducation doit viser le développement de l’esprit par ce qui est indépendant de tout utilitarisme immédiat : une éducation libératrice de l’esprit, de la raison et de la conduite. C’est ce que permettent les savoirs véhiculés par les disciplines, tournées vers la compréhension du monde de manière rationnelle.
(2) La vision véhiculée par des travaux de la sociologie du curriculum, dont la « nouvelle sociologie de l’éducation » (NSE) britannique développée autour d’auteurs comme Bernstein et Young, stipule que le curriculum et les disciplines qui le composent, considérées sous l’angle des contenus et des visées, loin de transmettre un savoir désintéressé, reflètent et maintiennent la distribution du pouvoir dans une société ; par conséquent, ils sont socialement déterminés et inégalitaires pour les apprenants (Bernstein, 1971).
Même si cette conceptualisation a été développée dans les années 1970, elle a tracé la voie à de nombreux travaux récents sur le curriculum et les disciplines qui le composent. Les auteurs de la NSE ont analysé le curriculum et plusieurs disciplines dans le contexte britannique (la musique, les arts, les sciences, etc.) à trois niveaux, en dénonçant : a) la hiérarchisation des disciplines (certaines d’entre elles sont considérées plus importantes que d’autres et sont déterminantes dans la réussite scolaire des élèves) (voir la notice 39 « Missions ») ; b) le cloisonnement qui assimile les savoirs disciplinaires à des « propriétés privées » avec diverses sortes de clôtures symboliques, ce qui ne favorise qu’une minorité, puisque ce cloisonnement marque tôt l’identité éducative des élèves en les identifiant comme étant « bons » ou « moins bons » dans une discipline ou l’autre ; c) la spécialisation qui consiste à considérer que la visée première des disciplines scolaires est celle de l’initiation aux disciplines de recherche. Les auteurs reprochent à cette spécialisation, entre autres, son haut degré de formalisme et d’hyperintellectualisme et son caractère élitiste. L’idée centrale qui traverse ces travaux est de penser les contenus et les visées des disciplines en tenant compte des cultures des groupes non dominants.
Ces préoccupations sociologiques sont exprimées autrement et de manière forte dans des travaux récents portant sur les contenus et les visées de certaines disciplines scolaires, comme celles des sciences ou de l’histoire. Citons à titre d’exemple le courant qui, sous l’expression de « pédagogies respectueuses de la culture » (culturally-responsive pedagogy), conteste un enseignement scientifique fondé essentiellement sur des savoirs issus des disciplines scientifiques. Ce courant s’est développé à la suite du constat de l’échec qu’y connait anormalement un grand nombre d’élèves issus de certaines populations particulières, dont les populations autochtones dans de nombreux pays (ex. : Canada, États-Unis, Mexique, Colombie, Norvège). Pour certains auteurs, les savoirs scolaires doivent inclure non seulement des savoirs issus des disciplines scientifiques, mais également d’autres formes de savoirs adaptés aux cultures des apprenants, comme les savoirs autochtones, dont les « savoirs des sages ». Des concepts, comme ceux de l’autochtonisation ou de la « décolonisation » des disciplines (les sciences, l’histoire, les langues, etc.), sont utilisés pour dénoncer le fait que celles-ci véhiculent une vision « occidentale » du monde.
(3) Sachot, en reprenant les travaux de Chervel, souligne que les disciplines scolaires « considérées notamment sous l’angle du contenu d’enseignement ne sont sous le dictat ni de la science, ni de la société » (Sachot, 1993, p. 140). L’auteur rappelle l’importance de distinguer entre les finalités des enseignements qui sont imposées à l’école par la société et le lieu de la production de la culture et des contenus d’enseignement, les disciplines scolaires, qui est l’école.
Les auteurs qui ont conceptualisé la notion de discipline scolaire en enrichissant les travaux de Chervel, ne nient pas non plus la place des disciplines dites de référence dans la détermination des contenus et des finalités des disciplines scolaires. En considérant différents exemples, comme la grammaire, l’histoire, la géographie et l’éducation civique, ils montrent par ailleurs que les objets enseignés n’ont pas toujours d’équivalent dans les disciplines dites de référence, ne découpent pas les objets à étudier de la même façon que ces dernières et ne couvrent pas les mêmes finalités que celles-ci.
Dans la continuité de la conceptualisation de Chervel, enrichie par des auteurs comme Audigier, Reuter et Sachot, il est possible de caractériser ce qu’est une discipline scolaire en recourant à un ensemble d’attributs, dont les suivants : les contenus et leur organisation en lien avec des finalités spécifiques ou non à chaque discipline ; les exercices ; les modalités d’évaluation ; les matériels (manuels, matériel concret, etc.) ; la formation des enseignants (disciplinaires ou non), autrement dit aux composants centraux de tout curriculum.
Notons enfin que cette notice ne vise pas à cantonner les disciplines scolaires dans l’une ou l’autre des trois perspectives. Les fondements soutenus dans chacune de ces dernières reposent sur des préoccupations et des enjeux différents et complémentaires qui pourraient éclairer l’analyse des disciplines dans les différents systèmes scolaires ou à différentes époques.
Références
Bernstein Basil (1971). « On The Classification and Framing of Educational Knowledge », dans Michael Young (dir.), Knowledge and Control. New Directions For The Sociology of Education, Collier-Macmillan, p. 47-69.
Chervel André (1988). « L’histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche », Histoire de l’éducation, vol. 38, p. 59-119. https://doi.org/10.3406/hedu.1988.1593
Hasni Abdelkrim (2001). Les représentations d’une discipline scolaire – l’activité scientifique – et de sa place au sein des autres disciplines formant le curriculum chez des instituteurs marocains, thèse de doctorat, Université de Sherbrooke.
Hirst Paul H. (1965). « Liberal Education and the Nature of Knowledge », dans Reginald D. Archambault (dir.), Philosophical Analysis and Education, Routledge and Kegan Paul, p. 113-140.
Sachot Maurice (1993). « La notion de discipline scolaire : éléments de constitution », dans Jean-Pierre Clément et Michel Herr (dir.), L’identité de l’éducation physique scolaire au xxe siècle : entre l’école et le sport, Éditions AFRAPS, p. 127-147.
Schwab Joseph (1964). « Structure of the Disciplines. Meanings and Significance », dans Lawrence G. W. Ford et L. Pugno (dir.), The Structure of Knowledge and the Curriculum, Rand McNally and Company, p. 6-30.
Stichweh Rudolf (1990). Étude sur la genèse du système scientifique actuel, Presses universitaires de Lille. https://doi.org/10.4000/books.septentrion.63069