Introduction

Je regarderais comme un phénomène que ce roman plaise en général, quoi qu’il ait séduit tous ceux qui l’on lu11. Olympe de Goug (…) .

Olympe de Gouges est de plus en plus présente dans le paysage littéraire et médiatique, mais son nom est presque toujours associé à un seul texte : la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. On mentionne parfois Zamore et Mirza, sa pièce de théâtre contre l’esclavage. Mais qui sait qu’elle a écrit aussi des dizaines d’autres ouvrages, dont un conte philosophique de plus de cinq cents pages ? Le Prince philosophe est plus précisément un « conte oriental » : il distrait ses lecteurs et les invite à la réflexion en les transportant dans l’orient éclectique et merveilleux où se déroulent les aventures du prince Almoladin.

Mélange de références antiques gréco-latines, de Chine, de culture arabe et biblique, l’orient d’Olympe de Gouges s’inscrit dans un imaginaire très présent en France à l’époque des Lumières. En 1711, la France a découvert avec passion Les Mille et une nuits dans l’adaptation d’Antoine Galland. Montesquieu a fait paraître Les Lettres persanes en 1720. Voltaire a publié le conte Zadig en 1747. Diderot a raconté les aventures du sultan Mangogul dans Les Bijoux indiscrets en 1748. Le conte du chevalier de Boufflers, Aline, reine de Golconde, publié en 1761 et adapté pour opéra-comique par Sedaine en 1766, a doublé l’attrait pour l’orient d’une thématique pastorale également présente dans le conte d’Olympe de Gouges.

L’orient du Prince philosophe est le lieu de l’aventure et du merveilleux. On y trouve des richesses extraordinaires, des animaux exotiques, des singes se battant, des princesses voyageant à dos d’éléphant… Les mandarins, omniprésents dans le récit, mais peu caractérisés participent à l’élaboration de cet orient fantasmé où les mots suggèrent parfois plus qu’ils ne définissent.

L’orient est également un espace privilégié pour interroger le rapport à la croyance. En y montrant le fanatisme, la superstition, et les manipulations des charlatans, Gouges élabore une critique de l’obscurantisme religieux qui dépasse les limites nationales ou temporelles. Mais ce lieu est ambivalent, puisqu’on y rencontre aussi des personnages de sages, à commencer par le prince philosophe lui-même, et qu’on y découvre des utopies politiques qui peuvent servir de modèle ou inviter à la réflexion.

Olympe de Gouges en 1789 et en 1792

C’est en 1789, à l’aube de la Révolution française, qu’Olympe de Gouges rédige Le Prince philosophe. Elle annonce qu’elle a vendu son manuscrit à l’éditeur Briand dans un essai qu’elle publie en avril, Le Bonheur primitif de l’homme. Elle écrit qu’elle n’a « mis que cinq jours pour concevoir et produire cet essai romanesque » et annonce « le roman le plus fou et le plus sage à la fois, le plus moral et le plus philosophe22. Olympe de Goug (…)  ».

Olympe de Gouges mène alors différents combats. Elle cherche à faire jouer sa pièce de théâtre contre l’esclavage, Zamore et Mirza, acceptée par la Comédie française, mais empêchée par ceux qui ont des intérêts économiques dans les colonies françaises. Revendiquant le droit à la reconnaissance littéraire, elle a rassemblé ses textes dans plusieurs volumes d’œuvres dédiés au duc d’Orléans. Elle ne cache pas ses vues ouvertement abolitionnistes et féministes. Les prémisses de la Révolution lui donnent l’occasion de participer plus activement au débat d’idées, avec la publication de nombreuses brochures politiques. Elle tente ainsi de se faire une place dans un monde littéraire fermé, où les hommes détiennent le pouvoir, tout en dénonçant frontalement cette inégalité.

Le Prince philosophe aurait dû s’ajouter à cette production abondante, mais, sans que l’on sache pourquoi, Briand a attendu plusieurs années avant de le publier. Olympe de Gouges ne reste pas inactive pendant ce temps. En décembre 1789, elle parvient enfin à faire jouer Zamore et Mirza. En septembre 1791, au moment où la Constitution est adoptée par la première Assemblée nationale, elle publie la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Dans ce texte, dans d’autres essais et dans plusieurs pièces de théâtre, elle réclame la liberté de la femme et l’amélioration de sa condition sur le plan civil, social et économique. 

Il faut attendre 1792 pour que Le Prince philosophe soit enfin publié. Le Mercure français annonce sa parution le 21 avril. Olympe de Gouges a-t-elle modifié le texte qu’elle avait confié à son éditeur en 1789 ? Peut-être pas. Quoi qu’il en soit, le contexte politique a changé. Le roi, affaibli, a vu son pouvoir de plus en plus contesté. Les questions posées par le conte prennent donc une portée nouvelle33. Si Henri Coule (…) . Un roi est-il nécessaire ? Un roi philosophe est-il possible ?

On ne sait pourtant pas comment Le Prince philosophe a pu être lu. Le seul compte rendu, publié dans la Feuille de correspondance du libraire se moque gentiment des « somptueux détails » qui plairont aux « lecteurs qui aiment les contes dans le style oriental44. La Feuille de (…)  » et il cite quelques lignes tirées des premières pages, sans rien dire des personnages et de leur histoire.

Trois générations de rois

Le Prince philosophe est construit autour de trois règnes : celui d’Amadan, roi de Siam pendant toute la première partie, celui Almoladin son fils, qui lui succède peu de temps avant sa mort, et enfin celui de Noradin qui devient lui-même roi à l’âge de douze ans, lorsque son père lui cède le trône pour aller retrouver la femme qu’il aime. Les autres personnages appartiennent à ces trois générations qui coexistent autant qu’elles se succèdent.

Amadan a eu deux épouses. L’une est morte avant le début du récit, l’autre joue un rôle important dans le début du conte. Un autre personnage de père appartient à la même génération : Palémon, père du berger Corydas et père de substitution de la bergère Palmire.

Amadan et Palémon incarnent des figures paternelles exemplaires par leur sagesse et leur sensibilité. Ils sont présents pour épauler, conseiller et guider les plus jeunes. Ils sont aussi des vieillards qui font l’objet des soins et de la vénération de leurs enfants. La seconde reine est au contraire l’archétype de la marâtre. Ne supportant pas les enfants de son époux, elle veut s’en débarrasser, mais elle est punie avant d’y parvenir. Son crime et sa mort constituent l’une des premières leçons morales du conte. La première reine de Siam, mère du prince philosophe, est totalement absente : le récit nous dit simplement qu’elle est morte dans le premier paragraphe et ne l’évoque plus jamais par la suite. On ne sait rien non plus de la mère de Corydas, qui n’est pas même mentionnée.

La deuxième génération est composée des enfants d’Amadan, Almoladin et Géroïde, du fils de Palémon, Corydas, et des amants de chacun de ces personnages : la bergère Palmire, l’empereur de Chine Van-Li et la sœur de celui-ci, Idamée. Almoladin, occupe une place centrale, mais on l’abandonne parfois pour suivre les aventures de sa sœur Géroïde. Tous les personnages de cette deuxième génération sont en âge d’aimer et de se marier. Tous forment des couples, mais la question de l’infidélité occupe une grande place dans le récit.

L’histoire d’amour entre l’empereur Van-Li et la princesse Géroïde est la plus conventionnelle. Les péripéties sont nombreuses, des malentendus sont dissipés in extremis, des scènes de reconnaissance permettent enfin une issue heureuse et les personnages ne sont plus jamais mentionnés après leur mariage, à la fin de la première partie.

Le contraste est grand avec leurs sœur et frère respectifs : Idamée et Almoladin forment un couple mal assorti. Almoladin tombe amoureux en voyant un portrait qui n’est pas fidèle. Il s’engage cependant malgré sa déception. On voit donc déjà se créer une dynamique : Idamée est infidèle tandis qu’Almoladin est fidèle, mais malheureux : « Le roi de Siam et Almoladin s’aperçurent, mais trop tard, qu’Idamée serait une femme jalouse et emportée. » Quand Almoladin prend conscience de son affection pour Palmire, il décide de la renvoyer vers son fiancé et souffre jusqu’à s’en rendre malade. Idamée, elle, commet un adultère et en meurt.

L’amour entre Corydas et Palmire est malheureux dès le départ. On le découvre par la romance désespérée que chante le berger alors que sa bien-aimée a été enlevée par des pirates. En voyant Géroïde, dont la beauté sans pareille lui rappelle Palmire, il reprend goût à la vie, mais Géroïde est enlevée à son tour et, lorsque Palmire revient enfin, il est trop tard : Corydas est mort.

L’amour entre Almoladin et Palmire est le plus longtemps retardé. Après avoir découvert l’infidélité de la reine Idamée, le roi de Siam s’est souvenu de Palmire et il a rêvé d’elle à plusieurs reprises. Tant qu’Idamée est en vie, il ne fait que s’assurer que Palmire vit bien, sans céder à la tentation de la rejoindre. Après la mort d’Idamée, il abdique en faveur de son fils et il part à la recherche de Palmire en prenant le nom du défunt Corydas. Palmire peut ainsi l’aimer sans trahir la mémoire du berger.

Almoladin n’est pas le seul à emprunter le nom d’un autre personnage. Lorsque Géroïde arrive en Chine puis lorsqu’elle s’installe dans le palais de l’empereur, elle se fait appeler Palmire. La génération des amants est celle des recompositions amoureuses et des identités troubles.

La troisième génération est celle des héritiers. Ses deux personnages les mieux identifiés sont les deux fils de Palémon : le premier est Noradin, né de son union avec la reine Idamée ; le deuxième, né de ses amours avec Palmire, est nommé Palémon, comme le vieux père de Corydas. Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, les deux personnages ne sont pas rivaux, mais ils sont tous les deux confrontés à des problèmes d’héritage et de filiation.

Noradin devient roi dès l’âge de douze ans. Almoladin lui cède le trône à deux conditions : d’une part, il doit promettre de ne jamais avoir recours à la peine de mort sans l’accord de son père ; d’autre part, s’il devenait un tyran, Almoladin reviendrait le détrôner et il demanderait au peuple de choisir un nouveau souverain. L’héritage est conditionnel, de manière à empêcher la domination absolue du souverain sur son peuple.

Avant de devenir roi, Noradin a rencontré la fille du « sultan des îles Maldives » et il s’est marié avec elle, mais on sait peu de choses de ce nouveau personnage. Seuls son statut princier, son âge et sa beauté sont mentionnés. Tout est très vague concernant cette jeune femme et le restera jusqu’à la fin du conte. Noradin et sa femme deviennent parents d’un fils et d’une fille.

Le jeune Palémon grandit comme un berger, sans savoir que son père était roi. Pourtant, une fois devenu un jeune homme, il brûle du désir de devenir soldat. Il quitte alors secrètement ses parents, et se rend à Siam où il se couvre de gloire. Ses exploits guerriers le font connaître jusqu’au sein du palais royal où il rencontre la fille de Noradin. Le roman s’achève par l’étrange mariage qui réunit la troisième et la quatrième génération : le deuxième fils d’Amoladin épouse la fille de son demi-frère. Noradin règne encore et Almodalin retourne dans sa campagne après être brièvement revenu à la cour.

Reste un personnage à remarquer parmi les héritiers : avant d’être réunie à Almodalin, Palmire a recueilli une enfant nouveau-née dont on ne saura jamais rien, sinon que Palmire l’élève comme sa fille, ce qui suggère que l’éducation importe davantage que la naissance.

Faut-il un roi ?

Le roman développe une réflexion complexe sur le pouvoir et sur ce qui fait la sagesse des princes55. Selon Michel D (…) . Almoladin est confronté à des situations qui le conduisent à s’interroger sur la bonne manière de gouverner. Les paroles et les actions des personnages apportent des réponses et soulèvent de nouvelles questions.

Qu’est-ce qu’un bon roi ? Almoladin réfléchit à cette question tout au long du récit, aussi bien lorsqu’il voyage dans d’autres États que le sien que lorsqu’il règne. Ses réponses évoluent, car même les princes les plus vertueux sont mis à l’épreuve, notamment lorsqu’ils se retrouvent à devoir choisir entre le devoir et le bonheur individuel. Une constante demeure cependant : le bon roi est souvent celui qui a accepté le pouvoir contre son gré, comme l’affirme Almoladin au moment d’abdiquer : « si le destin m’eût permis de choisir mon sort, je n’aurais pas ambitionné celui des rois ». Le bon roi est aussi celui qui quitte sa fonction avant sa mort et de son plein gré. C’est pourquoi l’éducation du futur roi est le premier devoir de celui qui règne. À ses derniers moments, Amadan met Almoladin en garde : « un bon roi qui a tout fait pour son peuple n’a point encore assez fait s’il ne lui donne un successeur digne de le remplacer ». Almoladin va plus loin encore lorsqu’il confie la couronne à Noradin : « si vous vous rendiez un jour indigne de la porter, je l’arracherais de dessus votre tête, non pour la remettre sur la mienne, mais pour la déposer entre les mains du peuple ». Un bon roi exerce un pouvoir révocable, dont le peuple est le garant. On est loin de la monarchie absolue telle qu’elle existait encore en France en 1788 et même de la monarchie constitutionnelle de 1792.

Les contre-exemples que l’on découvre grâce aux voyages d’Almoladin sont nombreux. Les courtisans sont souvent critiqués pour leur influence néfaste sur le bon prince. L’arbitraire est un danger dont Almoladin cherche à préserver son fils quand il lui interdit d’appliquer la peine de mort sans son accord. La vertu des princes n’est pas chose acquise. Almoladin lui-même a été rappelé à l’ordre par son père lorsqu’il s’est épris de Palmire : « Prince, lui dit le roi d’un ton sévère, vous n’êtes plus le même. Ce n’est point la haine d’Idamée que je crains pour Palmire, mais votre passion pour elle aussi injuste qu’offensante pour votre épouse. » La passion amoureuse est à plusieurs reprises la cause des égarements des souverains du roman, des plus sages comme Almoladin et Amadan jusqu’aux moins raisonnables, comme Van-Li, l’empereur de Chine, qui multiplie les concubines.

Almoladin découvre aussi des sociétés sans roi. Des groupes d’hommes, charlatans ou religieux, abusent ici et là de la crédulité du peuple. Ailleurs, des brigands vertueux vivent sous l’autorité d’un ancien ministre qui a dû fuir les persécutions de religieux fanatiques. Toutes ces situations servent à mettre en garde contre l’égoïsme et les abus de pouvoir. En revanche, la société utopique des bergers, qui vivent sans roi et sans gouvernement, apparaît comme un idéal politique66. Les bergers du (…) .

La campagne est également le lieu où se réfugient les souverains qui ont renoncé à l’ambition, aux fastes de la cour et au pouvoir. Almoladin, qui a abandonné son trône et n’a jamais eu d’ambition, goûte enfin au bonheur quand il se fait berger : « il n’avait régné que pour rendre heureux son peuple, et il ne l’avait jamais été lui-même. Il était bien temps que ce prince philosophe s’occupât de son bonheur, quand il n’avait travaillé sans relâche jusque-là qu’à celui des autres ». Le bon prince est récompensé pour avoir accepté la charge du pouvoir aussi longtemps que nécessaire.

Un bon roi peut-il finalement exister ? S’il peut remplir ses devoirs en se gardant de ses propres passions et en combattant celles des personnes qui l’entourent, il ne s’accomplit vraiment qu’en cessant d’être roi. Des royaumes heureux existent dans Le Prince philosophe, mais ils sont précaires et aucun n’offre un bonheur aussi certain que la vie de berger, c’est-à-dire la vie hors de la société. Les personnages de reine présentent une contradiction plus forte encore : alors qu’elles devraient contribuer au progrès, elles font un usage funeste de leur pouvoir.

Un féminisme plein de paradoxes

Dans Le Prince philosophe comme dans ses autres ouvrages, Olympe de Gouges dénonce la place injuste réservée aux femmes dans la société de son époque. Elle critique ouvertement le manque de considération que celles-ci subissent et les rapports qui leur sont défavorables. Cette critique est surtout développée au début de la seconde partie, lorsqu’Idamée propose de réformer le royaume en y donnant une plus juste place aux femmes. L’épisode est intéressant non seulement pour l’argumentation qui est développée en faveur de l’égalité, mais aussi pour le récit d’un concours organisé à la cour de Siam : trois duels opposant une femme et un homme sont organisés. Trois générations s’affrontent. La petite fille est plus forte au combat que le garçon, parce qu’elle est mieux entraînée. La vieille femme argumente mieux que le vieillard. Seule la jeune femme est vaincue par le jeune homme, parce qu’elle l’aime. La triple épreuve démontre que l’éducation est déterminante et que par conséquent, les femmes peuvent occuper toutes les fonctions, même les plus prestigieuses, à égalité avec les hommes. Les conséquences du concours sont aussi importantes : si Almoladin reconnaît la victoire des femmes, mais il refuse une évolution sociale qui lui semble dangereuse. Certes, Idamée est autorisée à ouvrir une Académie des dames et les femmes de Siam abandonnent la coquetterie pour les arts, mais elles sont toujours tenues à l’écart du pouvoir.

Le personnage de la reine Idamée a cependant une destinée paradoxale : très vite après cet épisode, elle apparaît comme une reine jalouse puis coupable. La parole qu’elle a portée est-elle discréditée pour autant ? Le destin d’Idamée montre surtout que les hommes n’étaient pas prêts à accepter un bouleversement des rapports entre les sexes. Avec ce personnage, Olympe de Gouges explore les tensions entre les idées novatrices et les résistances de son époque. C’est la société telle qu’elle est qui rend les méchantes reines. Empêchée d’être utile, Idamée suit les traces de la deuxième épouse d’Amadan en se laissant aller à des passions destructrices77. Pour Marie-Fra (…) . Elle est aussi une représentante de l’autrice dans le texte, puisqu’elle révèle la dévalorisation subie par les femmes et leur difficulté à se faire entendre88. « Le sort fata (…) .

L’avantage dont bénéficient les hommes réside dans leur accès privilégié au savoir et aux institutions. Les femmes en sont exclues, lit-on dans Le Prince philosophe, parce que les hommes ont peur d’être supplantés. Ils reconnaissent que les femmes sont tout aussi capables que les hommes et ils savent qu’elles pourraient accéder à des positions de supériorité. Quand il reconnaît le triomphe de la petite fille qui a remporté le premier duel, Almoladin veut qu’elle reste une exception : « Un jour cet enfant fera dans mon royaume un grand homme, mais je n’en veux qu’un de cette espèce ». Le conte d’Olympe de Gouges montre pourtant que le chemin existe pour qu’un jour les femmes participent pleinement au pouvoir99. Le cadre orien (…) .

Mensonges et vérités du Prince philosophe

En attendant, le monde représenté dans Le Prince philosophe est plein de faux semblants. La méchante reine de Siam ment lorsqu’elle essaie de tuer sa belle-fille. Les charlatans tirent leur pouvoir de leur maîtrise des illusions. Les derviches mentent aux bergers qui viennent les trouver dans leur temple. À chaque fois, Almoladin rétablit la vérité et fait triompher la raison. Mais le mensonge sert aussi aux personnages vertueux : Géroïde manipule le chef des pirates pour s’en libérer puis elle cache son identité lorsqu’elle rencontre la sultane. Almoladin prend plusieurs fois le nom de Corydas. Il ne révèle son nom qu’au dernier moment lorsqu’il revient à la cour de Siam où règne son fils. Le vrai et le faux se mêlent ainsi avec ces usurpations d’identité comme avec les rêves qui deviennent réalité et les très nombreuses occurrences du mot incognito dans le roman.

Le mensonge le plus significatif est peut-être celui du portrait d’Idamée, qui la rend plus belle qu’elle ne l’est vraiment. Il dit d’abord qu’Almoladin a eu tort de juger la princesse sur des apparences extérieures et qu’il aurait mieux fait de l’aimer pour ses qualités intellectuelles. Il est aussi le contre-modèle du conte écrit par Olympe de Gouges. Le portrait d’Idamée prétend montrer la vérité, mais il la trahit en voulant l’embellir. Le Prince philosophe fait le contraire : il invente des histoires extraordinaires dans un monde de fantaisie pour dire la vérité sur la société telle qu’elle était au moment de la Révolution et telle qu’elle est encore aujourd’hui à certains égards.

Chronologie

1748 : naissance de Marie Gouze (future Olympe de Gouges) à Montauban

1784 : la Comédie française accepte sa pièce Zamore et Mirza sur l’esclavage des Noirs, mais ne la joue pas

1788 : convocation des États généraux

1788 : Olympe de Gouges annonce la publication prochaine du Prince Philosophe dans Le Bonheur primitif de l’homme

1789 : Zamore et Mirza est enfin joué à la Comédie française

1791 : publication de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne

1792 : publication du Prince philosophe

1793 : exécution d’Olympe de Gouges

Bibliographie

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Ariella Azoulay, « The absent philosopher-prince: Thinking political philosophy with Olympe de Gouges », Radical Philosophy, n° 158,‎ 2009. https://www.radicalphilosophy.com/article/the-absent-philosopher-prince

Olivier Blanc, Marie-Olympe de Gouges, 1748-1793. Des droits de la femme à la guillotine, Paris, Taillandier, 2014.

Henri Coulet, « Sur le roman d’Olympe de Gouges Le Prince Philosophe », dans Études sur le roman français au xviiie siècle, Paris, Honoré Champion, 2014, p. 259-264.

Michel Delon, « Olympe de Gouges : Le Prince philosophe, conte oriental. 1995 », Dix-Huitième Siècle, vol. 28, n° 1,‎ 1996, p. 587. https://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_1996_num_28_1_2139_t1_0587_0000_3

Bernadette Diouf Diène, « L’écriture d’Olympe de Gouges dans Le Prince philosophe », dans Angeles Sirvent Ramos, Maria Isabel Corbi Saez et Maria Angeles Llorca Tonda, Femmes auteurs du dix-huitième siècle : Nouvelles approches critiques, Paris, Honoré Champion, 2016, p. 47-53.

Sylvia Duverger, « Olympe de Gouges était-elle royaliste ? Mise au point », Le Club de Médiapart,‎ 30 novembre 2022. https://blogs.mediapart.fr/sylvia-duverger/blog/301122/olympe-de-gouges-etait-elle-royaliste-mise-au-point

Sylvia Duverger, « “Tout dépend de l’éducation” : le féminisme d’Olympe de Gouges, Le Club de Médiapart,‎ 5 novembre 2022. https://blogs.mediapart.fr/sylvia-duverger/blog/051122/tout-depend-de-l-education-le-feminisme-dolympe-de-gouges

Michel Faucheux, Olympe de Gouges, Paris, Gallimard, « Folio », 2018.

Huguette Krief, Entre terreur et vertu. Et la fiction se fit politique… (1789-1800), Honoré Champion, 2010, p. 181-192.

Huguette Krief, « Vertu féminine et roman de femmes sous la Révolution française », dans Catherine Mariette-Clot et Damien Zanone (dir.), La Tradition des romans de femmes, xviiie-xixe siècles, Paris, Honoré Champion, 2012, p. 91-103.

Élise Pavy-Guilbert, « Présentation », dans Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, Paris, GF Flammarion, 2021.

Joan W. Scott, La Citoyenne paradoxale : les féministes françaises et les droits de l’homme, Paris, Albin Michel, 1998.

Marie-France Silver, « Le Roman féminin des années révolutionnaires », Eighteenth-Century Fiction, vol. 6, n° 4, 1994, p. 309-326. https://doi.org/10.1353/ecf.1994.0002

Isabelle Tremblay, « La fiction des romancières des Lumières ou l’art de la contestation », Dix-huitième siècle, vol. 48, n° 1,‎ 2016, p. 387-404. https://doi.org/10.3917/dhs.048.0387

Joan Woolfrey, « Olympe de Gouges (1748—1793) », Internet Encyclopedia of Philosophy: a Peer-Reviewed Academic Resource,‎ 2015. https://digitalcommons.wcupa.edu/phil_facpub/3/

1.

Olympe de Gouges, Le Bonheur primitif de l’homme, Amsterdam et Paris, Royer et Bailly, 1789, p. 106.

2.

Olympe de Gouges, Le Bonheur primitif de l’homme, Amsterdam et Paris, Royer et Bailly, 1789, p. 105-107.

3.

Si Henri Coulet a raison d’affirmer que Le Prince philosophe ne contient « aucune allusion aux événements révolutionnaire », le roman résonne avec le contexte de sa rédaction et de sa publication (Henri Coulet, « Sur le roman d’Olympe de Gouges Le Prince Philosophe », dans Études sur le roman français au xviiie siècle, Paris, Honoré Champion, 2014, p. 259-264).

4.

La Feuille de correspondance du libraire, année 1792, p. 246.

5.

Selon Michel Delon, Olympe de Gouges défend « un idéal de monarchie éclairée » dans Le Prince philosophe (Michel Delon, « Olympe de Gouges : Le Prince philosophe, conte oriental. 1995 », Dix-Huitième Siècle, vol. 28, n° 1,‎ 1996, p. 587). Le roman va cependant plus loin, puisqu’il met en question le principe même du pouvoir monarchique.

6.

Les bergers du Prince philosophe rappellent les Troglodytes évoqués par Montesquieu dans la lettre XII des Lettres persanes. Sur les conceptions alternatives de la souveraineté défendues dans Le Prince philosophe, voir Ariella Azoulay, « The absent philosopher-prince: Thinking political philosophy with Olympe de Gouges », Radical Philosophy, n° 158,‎ 2009, p. 36-49.

7.

Pour Marie-France Silver, la monstruosité de la reine souligne le caractère transgressif de ses propositions politiques. La chercheuse oppose ce personnage hors norme à la vertueuse Palmire, représentante de l’idéal féminin prérévolutionnaire (Marie-France Silver, « Le roman féminin des années révolutionnaires », Eighteenth-Century Fiction, vol. 6, n° 4, 1994, p. 309-326).

8.

« Le sort fatal de la reine, dit Isabelle Tremblay, laisse deviner la dure réalité à laquelle sont confrontées les femmes, l’accueil négatif avec lequel leurs initiatives sont reçues, mais surtout la difficulté de réformer les règles et les codes de l’ordre établi » (Isabelle Tremblay, « La fiction des romancières des Lumières ou l’art de la contestation », Dix-huitième siècle, vol. 48, n° 1,‎ 2016, p. 387-404). Comme Isabelle Tremblay, Valentina Altopiedi compare le sort d’Idamée à celui d’Olympe de Gouges, accusée après son exécution d’avoir fait fi des « vertus qui conviennent à son sexe » (Valentina Altopiedi, « Olympe de Gouges and the Politicization of Literature », Journal of Interdisciplinary History of Ideas, vol. 11, n°21,‎ 2022, p. 1-28.)

9.

Le cadre oriental du conte explique aussi que les jeux de séduction l’emportent sur les projets de transformation sociale. Voir Huguette Krief, Entre terreur et vertu. Et la fiction se fit politique… (1789-1800), Honoré Champion, 2010, p. 181-192.