En guise de postface : de modèles d’analyse à un modèle de conception de formations à l’informatique

Eric Bruillard

De modèles d’analyse à un modèle de conception de formations à l’informatique]En guise de postface : de modèles d’analyse à un modèle de conception de formations à l’informatique

Eric Bruillard1

L’informatique, côté éducation, est un sujet difficile à circonscrire et à scolariser. Deux options majeures sont présentes, correspondant à deux visions éloignées de l’informatique et de son enseignement dans le cadre scolaire :

Obscurcissant le questionnement, des pressions fortes depuis plus d’une dizaine d’années sur la nécessité de l’enseignement du « code » (Boissière et Bruillard, 2021, p. 90) ont relancé l’intérêt d’enseigner l’informatique, en se centrant sur la programmation et le codage ; le confinement imposé suite à l’épidémie de Covid et les discours et injonctions sur la « continuité pédagogique », ont mis l’accent sur l’enseignement à distance, conduisant à renforcer des confusions réduisant la question numérique à celle de la distance ; l’explosion des intelligences artificielles génératives, type ChatGPT, multiplie les discours, sans clarifier les liens possibles avec des enseignements de l’informatique.

Le projet IE CARE de l’Agence nationale de la recherche (ANR) s’est inscrit dans la dynamique précédant l’épidémie de Covid dans une vision ouverte de l’informatique à l’école, mais avec en toile de fond une vision dominante de l’enseignement de l’informatique correspondant, voire se limitant, à l’enseignement du code ou de l’algorithmique. Cela n’a pas été sans tension et le projet, débuté dans un contexte favorable à l’enseignement de l’informatique à l’école et au collège, se termine dans un contexte qui l’est beaucoup moins, comme le décrit Georges-Louis Baron dans sa préface.

Nous allons d’abord brièvement reprendre quelques aspects du projet IE CARE, dont le présent ouvrage, présente une partie des réalisations. Nous interrogerons les questionnements choisis, articulés autour de modèles d’analyse de la situation pour des chercheurs, et nous proposerons un modèle de conception d’enseignements informatiques que l’on peut également utiliser comme modèle d’analyse de formations existantes.

IE CARE, un projet pour accompagner l’apprentissage de l’informatique

L’acronyme IE CARE se développe de la manière suivante : « Informatique à l’école : conceptualisations, accompagnement, ressources ». Acceptant la prise en compte d’une triple nature de l’informatique – (1) une science, (2) une (des) technologie(s), (3) des utilisations ou des usages, la recherche IE CARE s’est basée sur trois axes de développement, reliés par une tâche transversale de mise en cohérence :

  1. délimiter un ensemble de contenus informatiques enseignables à l’école primaire ;

  2. concevoir et modifier des scénarios pédagogiques et des ressources (des valises numériques et technologiques) pour soutenir les pratiques d’enseignement et d’apprentissage ;

  3. étudier les cadres d’accompagnement mis en place par et pour les enseignants et les formateurs en informatique.

Le point 1 se focalise sur les contenus, le point 2 sur les situations en associant les ressources et le point 3 concerne le système enseignant. Cette articulation en trois tâches donne une idée de l’intérêt des chercheurs, dans l’élaboration de contenus d’enseignement, dans la conception de dispositifs, dans la compréhension des cadres de mises en œuvre.

Il s’agit bien d’une vision large de l’informatique qui n’est pas construite à partir d’une transformation de l’architecture de l’informatique en tant que discipline universitaire. On articule, sans les opposer, concepts et pratiques, sciences et technologies, conception et usages, consommation et production (prosumer). Une question sous-jacente est « qu’est-ce que l’informatique scolaire ? » ou « qu’est-ce que faire de l’informatique ? ». Des réponses différentes peuvent être apportées par des experts, des enseignants, des élèves, des parents...

Le logo du projet IE CARE (figure 1) montre une plume et une aile déployée avec un disque orange en arrière-plan. Une référence à Icare, avec deux sortes de plumes, l’informatique comme technologie d’écriture et celle qui permet d’atteindre le soleil. Quand on l’attache à un fond, c’est le bleu, couleur caractéristique du numérique (Bruillard, 2019). Un lien entre la plume pour écrire, la plume de l’aile pour voler dans le cadre contemporain, souligné par la couleur bleue et les éclairs blancs. Le fond plus froid permet à Icare de continuer à voler sans encombre, ou peut-être va-t-il se noyer dans l’« océan numérique » ?

Figure 1: Logo et affiche du projet IE CARE.

Figure 1 : Logo et affiche du projet IE CARE.

Soulignons d’ailleurs que les partenaires grecs du projet, Vassilis Komis et Sevasitiani Touloupaki, sont d’origine crétoise. Or, la légende rapporte qu’Icare, emprisonné avec son père Dédale, a voulu fuir la Crète :

Dédale eut l’idée, pour fuir la Crète, de fabriquer des ailes semblables à celles des oiseaux, confectionnées avec de la cire et des plumes. Il met en garde son fils, lui interdisant de s’approcher trop près de la mer, à cause de l’humidité, et du Soleil, à cause de la chaleur. Mais Icare appréciait la vue et voulut en voir plus. Grisé par le vol, il oublia l’interdit et prit de plus en plus d’altitude. La chaleur fait fondre la cire jusqu’à ce que ses ailes finissent par le trahir. Il meurt précipité dans la mer qui porte désormais son nom : la mer Icarienne.

Prémonition d’une vision émancipatrice de l’informatique qui a sombré dans une scolarisation balbutiante ?

Trois : un nombre caractéristique d’une approche ?

On vient de commenter des images du projet, qu’en est-il de sa musique : une valse à trois temps ?

En reprenant l’acronyme du projet IE CARE (Conceptualisations, Accompagnement, REssources), la vision de l’informatique (science, technologie, utilisations) et les axes, apparaît le nombre trois, que l’on retrouve également dans l’ouvrage dont le titre reprend la forme de l’acronyme : « enseigner et apprendre l’informatique à l’école : pratiques, représentations et ressources », avec aussi un triptyque mais dans lequel seul le mot « ressources » est commun. Il y a trois parties (enseigner, apprendre, former).

Le choix de mots et leur évolution révèlent des éléments du positionnement initial du projet et de son opérationnalisation. Même si l’acronyme initial désigne plutôt les objets investigués par la recherche et dans le livre plutôt les objets au plus près des méthodes utilisées, les permanences et disparitions sont intéressantes et significatives.

La disparition des mots « conceptualisation » et « accompagnement » indique que les membres du projet n’ont pas pu se centrer sur ces deux processus (interne et externe), d’une part en raison du confinement qui a limité les suivis, d’autre part en raison de leurs intérêts de recherche, mais également pour des raisons moins circonstancielles et plus profondes. En termes d’appariement, « représentation » se substitue à « conceptualisation » et « pratique » (ou « activité ») à « accompagnement »2.

La disparition de « conceptualisation » peut être interprétée par la place encore très instable et mal définie de l’informatique dans le scolaire : les notions censées être acquises ne sont toujours pas claires et face à un flou persistant, étudier les représentations des différents acteurs (formateurs, enseignants, élèves) devient une approche importante. Il y a cependant des processus d’utilisation de robots, de programmation qui ont été observés, par exemple, dans les travaux de Grugier et de Nogry (en partie dans cet ouvrage), également dans la thèse de Touloupaki (2023). Dans ces travaux, on a collecté ce que les personnes font ou disent faire (observations et entretiens) et ont fait (au travers des traces).

La disparition de l’« accompagnement » témoigne en partie de l’absence de la formation continue et d’une évolution générale vers la « plateformisation » : à un processus humain répété et local auprès des acteurs se substitue une offre accessible sur une plate-forme fournissant aide et conseils, scénarios voire activités que peuvent mener les acteurs (élèves et enseignants). C’est cohérent avec la persistance du mot « ressources », dans une large palette d’acceptions, notamment pour les études menées par les chercheurs : analyser les ressources proposées, les choix de ressources par les enseignants et les formateurs ; développer des ressources et des plateformes de ressources, etc.

Le présent ouvrage présente une grande diversité de recherches contribuant à documenter les différents aspects du paysage, des élèves au ministère.

On pourrait inclure d’autres éléments développés dans le projet ANR ne figurant pas dans le livre : raison des choix des professeurs de mathématiques d’enseigner et surtout de ne pas enseigner la programmation, l’étude des représentations des élèves de détecteurs de bruit et des capteurs de CO2...

Ainsi, les analyses menées fournissent une idée de la diversité des questions qui peuvent se poser sur l’informatique en éducation, surtout considérée à la fois comme science, technologie et utilisations. Cela peut conduire à se poser la question de la conception d’enseignements scolaires. Le projet ANR IE CARE a constitué en quelque sorte le creuset de la modélisation qui va maintenant être présentée.

Le modèle CORESI : contenus, ressources, situations

Afin de penser une informatique scolaire ouverte, non considérée comme un nouvel avatar d’une discipline ou d’une matière scolaire, nous proposons une modélisation autour de trois pôles : les contenus d’enseignement et d’apprentissage, les situations et les ressources éducatives.

Précisons que cette modélisation est une ébauche qui n’a pas vraiment été investie dans le projet. Il resterait à préciser la sémantique des différents liens ainsi que les manières avec lesquelles les chercheurs, les enseignants et les élèves peuvent être en relation avec les différents pôles. Ainsi, un élève peut proposer une situation (par exemple une situation qu’il a vécue en utilisant une application), peut identifier un contenu en posant une question (par exemple en demandant comment fonctionne le détecteur de CO2 installé dans la classe) ou amener des ressources (par exemple en montrant un traducteur ou un jeu qu’il utilise).

Figure 2: Le modèle co(ntenus) re(ssources) si(tutations) (CORESI) (lors de sa première présentation, le modèle, censé mettre de l’ordre dans un environnement chaotique, avait été nommé CRS (contenus, ressources, situations). Cette dénomination, à la tonalité ambiguë et un peu provocatrice, a été modifiée).

Figure 2 : Le modèle co(ntenus) re(ssources) si(tutations) (CORESI) (lors de sa première présentation, le modèle, censé mettre de l’ordre dans un environnement chaotique, avait été nommé CRS (contenus, ressources, situations). Cette dénomination, à la tonalité ambiguë et un peu provocatrice, a été modifiée).

Nous allons explorer la signification que l’on peut attribuer à chacun des pôles et décrire les relations entre eux. Ensuite, nous verrons quelques exemples d’utilisation de ce modèle.

Pôle contenu

Dans le système éducatif français, les contenus d’enseignement réfèrent d’abord aux programmes prescrits, qui peuvent être précisés dans des référentiels. Selon Fluckiger (2019, p. 52), « la didactique de l’informatique est la science qui identifie des contenus informatiques d’enseignement / apprentissage, les construit en tant qu’objets scientifiques et étudie leurs conditions d’élaboration, de diffusion, de structuration et/ou d’appropriation par les différents acteurs d’un système éducatif ». Cette façon de voir est moins verticale et beaucoup plus dynamique. Elle n’est pas vraiment compatible avec des progressions prédéfinies. Des contenus peuvent être identifiés en cours d’activité, proposés par les uns et les autres. En ce sens, un contenu « relève à la fois du régime des savoirs, du régime des pratiques et du régime des représentations » (ibid., p. 89).

Un contenu est lié à un acte d’enseignement / apprentissage traduisant un savoir vivant, des connaissances vivantes et leurs relations. Bruillard (2021) décrit des exemples caractéristiques liés à l’écriture inclusive sur un site web ou à un correcteur orthographique jugé raciste. L’idée derrière ces exemples est de déterminer ce qu’il faudrait connaître afin de comprendre les dysfonctionnements constatés (de la situation observée aux contenus à identifier).

Des contraintes jugées comme des obstacles peuvent devenir des enjeux et des contenus de formation (dans l’idée d’objectif obstacle de Martinand). Ainsi les contraintes matérielles et technologiques (par exemple le frottement), ouvrent à des contenus technologiques, les déplacements de robots ne se limitent pas à des éléments de mathématiques élémentaires ni de physique théorique (Grugier, 2022).

On peut également investiguer le fonctionnement des moteurs de recherche, le codage des caractères, les changements de langues, etc., via des détournements, des jeux (Simonnot, 2008) ou faire un cycle de traduction, en revenant à la langue initiale...

Pôle ressources

L’informatique et son enseignement conduisent à des questions spécifiques sur les ressources. La plus classique est celle du choix d’un langage de programmation et plus généralement d’un environnement de programmation. Ce choix oriente, voire conditionne les situations éducatives que l’on peut construire et les objectifs et contenus d’enseignement que l’on peut viser et proposer. Cela inclut la construction ou le choix d’artefacts, comme des robots, mais aussi des grilles (dans lesquelles s’organisent des déplacements), etc.

Il y a beaucoup d’exemples concernant les ressources dans cet ouvrage. Le texte sur les types de robots choisis et l’analyse des textes produits par des experts et des enseignants montre leurs relations (chapitre 9 « Connaissances pour enseigner l’informatique : analyse textuelle de productions d’enseignants de l’école primaire »), une plateforme de scénarios (chapitre 11 « Assister les enseignants du primaire dans l’enseignement de la pensée informatique. Une approche basée sur la scénarisation et vers les teaching analytics »), une démarche d’une enseignante (chapitre 4 « Quelles ressources pour enseigner l’informatique dans le premier degré ? Une étude de cas »)...

Les ressources peuvent être trouvées dans une offre (celles des robots, des langages, des aides, etc.) dans des collections, des mallettes, des valises... mais aussi produites par les acteurs (enseignants et élèves).

Ce que l’on vient de présenter correspond à des « ressources externes », matérielles ou intellectuelles. On ajoute les « ressources internes », c’est-à-dire les connaissances, compétences, dispositions, des acteurs, que ce soient les enseignants ou les apprenants.

Pôle situation

C’est d’une part ce qui est organisé, mis en place pour faire apprendre aux élèves, ce que l’on fait « vivre » aux élèves. La situation peut comprendre un scénario plus ou moins précis, des ressources générales à actualiser. Ce sont les tâches prescrites ou les activités menées.

D’autre part, comme on l’a vu, cela peut être des rencontres avec des phénomènes inattendus, que l’on va chercher à expliquer : des énigmes proposées ou non par les enseignants, des détournements plus ou moins provoqués, etc. L’élève peut être seul face à une situation et il essaye de mobiliser des ressources pour la comprendre ou la résoudre. Il peut être accompagné par un enseignant qui identifie les contenus, installe les ressources externes, aide à mobiliser les ressources internes. L’évaluation, quand elle est menée, s’intègre à une situation.

Quelques relations entre les pôles

Le modèle CORESI, simplement ébauché dans ce texte, associe contenus, ressources et situations, tenant compte des visions des chercheurs, des enseignants et des élèves. Au-delà des relations entre les pôles, il faut penser aux interactions entre les acteurs liés à ces pôles (choix et constructions des contenus, ressources, situations ; assistance dans les résolutions...).

Les trois pôles sont intriqués et il est parfois difficile de les séparer. Le choix des ressources conditionne ce qui va être fait, dans le choix même des contenus et des situations. La notion de référence peut se décliner dans les pôles : contenu en référence à une profession / ressource venant du monde professionnel / situation « authentique ».

Des relations entre deux pôles sont également à considérer :

Comme il est classique dans les modélisations ternaires, on peut analyser ce qu’il advient quand un des pôles est minoré ou, au contraire, dominant (comme dans le triangle pédagogique de Houssaye, 2000). Par exemple, en se focalisant sur le pôle contenu, les chercheurs peuvent confronter leurs visions, on peut lister les grands concepts informatiques (séquence, répétition, structure de contrôle, variables et types, etc.), les pratiques ...

La conception de plateforme de ressources privilégie les relations ressources-situations (ce que l’on met en place avec quoi), les contenus peuvent être ensuite identifiés dans ce qu’offre la plateforme.

Exemples d’utilisation du modèle en formation d’enseignants

Le modèle peut faciliter la compréhension de différents types de formation, notamment les formations pour les enseignants en charge d’enseigner de l’informatique. Il s’agit de comprendre sur quoi s’appuie principalement la formation.

Figure 3: Différents modèles de formation.

Figure 3 : Différents modèles de formation.

Ainsi, une formation que l’on peut qualifier de conceptuelle se centre essentiellement sur les contenus de formation, souvent en association avec des objectifs de formation fixés à l’avance. Il s’agit de sélectionner une liste de concepts puis de construire une formation adaptée pour faire apprendre les différents concepts de cette liste. A contrario, une formation dite pratique peut être basée sur un ensemble de situations. Parcourir l’ensemble de ces situations, intégrant différentes ressources, assure plus ou moins l’apprentissage des concepts ou des contenus visés. Dans certains modèles, il s’agit de faire vivre aux enseignants des situations directement utilisables avec les élèves. Ils n’auront plus qu’à les réutiliser, avec ou sans adaptation pour leurs élèves. Une telle approche pose question, puisque les adultes peuvent réagir assez différemment des enfants et cela peut passer sous silence les connaissances et savoirs autres (par exemple sur les mesures de distances, la causalité, etc.) qui sont pourtant essentiels à comprendre dans les difficultés que peuvent rencontrer les enfants.

Des approches par compétences privilégient les situations, en cohérence avec des définitions des compétences comme des savoir-agir dans des familles de situations (Tardif, 2006, p. 22). Les situations d’apprentissage et d’évaluation (SAE) sont le cœur pour l’organisation des formations dans la réforme des Instituts universitaires de technologie (IUT). On retrouve des préoccupations similaires s’agissant des examens cliniques objectifs structurés (ECOS) 3.

Le pôle « contenus » a alors tendance à se dissoudre dans le pôle « ressources ».

Une tendance observable vers des formations continues d’enseignants de durée courte conduit à privilégier des modèles de formation pratique : on équipe les enseignants d’un ensemble de situations directement réutilisables en un temps court, sans peut-être leur donner une formation conceptuelle suffisante pour qu’ils puissent être à l’aise dans l’identification des contenus et la construction et l’évaluation des situations.

Il n’y a pas, à proprement parler, de formations basées avant tout sur les ressources, mais certaines d’entre elles, que l’on peut qualifier de génératives, vont se concentrer sur la conception de ressources et de situations. L’apprentissage des concepts est censé avoir été fait ou peut se compléter via la conception des situations.

On peut prendre ce modèle pour concevoir des formations avec des progressions, mais également des formations qui correspondent à des suites de rencontres. Comme dans certaines approches par compétences, le pôle « situation » est dominant, ce sont les rencontres, qui orientent ou déterminent les ressources et l’identification des contenus.

Du code à la pensée informatique : comment sortir des répétitions

Le début d’IE CARE s’inscrit dans un contexte où l’apprentissage du code ou du codage était revendiqué. Cette idée de code résonne avec le permis de conduire informatique, promu dans les années 90 en Europe sous le nom de European Computer Driving Licence (ECDL) attestant les compétences pratiques d’utilisation des applications informatiques les plus courantes (puis PCIE passeport de compétences informatiques européen). Notons que ECDL s’est transformé en International Certification of Digital Literacy (ICDL) 4. Le sigle ECDL est conservé en Suisse sous la dénomination European Certificate of Digital Literacy5. La nouveauté dans l’éducation nationale française résidait dans la pression pour l’apprentissage de la programmation, une vision très différente de l’appropriation d’applications informatiques courantes.

Le rapport de l’Inspection générale (Gaubert-Macon et al., 2022) consacré à la pratique de l’informatique aux cycles 3 et 4, répond à la demande du ministre de l’Éducation d’octobre 2021. Il est notamment question de la « contribution à la pensée informatique ».

Or dans les programmes officiels de 2016 6, l’expression « pensée informatique » est absente. Ce que relève également le rapport (p. 5) :

Si ce concept est absent des programmes, il fait néanmoins l’objet d’une évaluation dans le cadre de l’enquête International Computer and Information Literacy Study (ICILS) pour laquelle un panel d’élèves de quatrième a été testé en 2018 et sera testé en 2023.

Il est précisé, pour le cycle 3, « des programmes ne faisant pas explicitement référence à la pensée informatique » et des programmes qualifiés d’ « en lien avec la pensée informatique » en cycle 4 en montrent des libellés de compétences que l’on peut rattacher à la dite pensée informatique. Seules deux mentions de la « pensée algorithmique » apparaissent. De plus, le rapport affirme dès la première ligne de sa synthèse que « l’informatique est une science », précisant :

Dans le domaine éducatif le terme « informatique » souffre d’ambiguïté, souvent confondu avec l’usage de solutions logicielles ou encore la littératie numérique.

On en revient à la seule science : quels rapports entre cette science et ladite « pensée informatique » ?

Nous n’irons pas plus avant dans l’analyse du rapport. Il apparaît des écarts ou des contradictions dans la « pensée ministérielle » et on peut se demander s’il y a des différences entre apprentissage de la programmation et pensée informatique dans les discours scolaires. En outre, ces subtilités sont éloignées des représentations des acteurs.

Ainsi, l’expression « pensée informatique » s’associe à l’apprentissage de la programmation, excluant d’autres réflexions. Mais cette pensée, mal définie, se réduit souvent à la programmation et à des progressions liées à son apprentissage, sans grande ouverture.

Le cas de la répétition prédéfinie est caractéristique. Elle est prônée car son emploi par les élèves est censé indiquer leur capacité à identifier des patterns et à prévoir, dans une forme d’écriture condensée, leur répétition et le nombre de répétitions à effectuer. La répétition prédéfinie pose des problèmes aux élèves (Touloupaki, 2023). Or, dans diverses situations, il est bien meilleur de copier et de faire plusieurs coller d’une suite d’instructions ou d’un pattern. On peut ajuster au fur et à mesure et modifier des éléments du pattern utilisé. Par exemple, on peut répéter la même phrase musicale et ensuite faire des petites modifications dans certaines. Répéter x fois le même pattern interdit d’introduire de petites modifications au cours des répétitions, aussi ce que certains peuvent considérer comme des avancées conduit alors à une réduction. Sans s’en douter, sous la bannière de la « pensée informatique », peut s’opérer une forme d’assèchement.

Pour terminer, si des enseignants continuent à inventer des situations intéressantes avec leurs élèves, les formes de scolarisation actuelles apparaissent peu concluantes. Espérons que la créativité des enseignants puisse faire émerger des contenus informatiques et des situations associées, soutenues par des ressources, afin d’offrir des opportunités d’apprentissage intéressantes pour les élèves.

Références

Baron, G-L. (1989). L’informatique, discipline scolaire ? : le cas des lycées, Presses universitaires de France.

Boissière, J. et Bruillard, É. (2021). L’école digitale. Une éducation à construire et à vivre, Armand Colin.

Bruillard, É. (2019). Enseigner à l’ère de l’internet : catalogues, couleurs et collections, Raison présente, vol. 210, p. 37-49. https://doi.org/10.3917/rpre.210.0037

Bruillard, É. (2021). L’écriture inclusive ouvre des liens surprenants. Réflexions en didactique de l’informatique, Sciences et technologies de l´information et de la communication pour l´éducation et la formation, vol. 27, n° 1. https://doi.org/10.23709/sticef.27.1.4

Douady, R. (1986). Jeux de cadres et dialectique outil-objet, Recherches en didactique des mathématiques, vol. 7, n° 2, p. 5–31. https://revue-rdm.com/1986/jeux-de-cadres-et-dialectique/

Drot-Delange, B., Pellet, J-P., Delmas-Rigoutsos, Y., et Bruillard, É. (2019). « Pensée informatique : points de vue contrastés », dans Sciences et technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation, vol. 26, p. 39-61.

Fluckiger, C. (2019a). Une approche didactique de l’informatique scolaire, Presses universitaires de Rennes.

Gaubert Macon, C., Chesneaux, J-M., Desprez, J-M., Picaronny, C., et Montreuil, V. (2022). Pratique de l’informatique aux cycles 3 et 4, Rapport de l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, vol. 21-22, n° 169A. https://www.education.gouv.fr/pratique-de-l-informatique-aux-cycles-3-et-4-344254

Grugier, O. (2021). Manipulations de robots programmables en classe par des élèves de 9-10 ans. Éducation au numérique et culture technique, Sciences et technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation, vol. 28, n° 3, p. 71-94. https://hal.science/hal-03671165v1

Houssaye, J. (2000). Le triangle pédagogique. Théorie et pratiques de l’éducation scolaire, Éditions Peter Lang.

Simonnot, B. (2008). Quand les moteurs de recherche appellent au jeu : usages ou détournements ?, Questions de communication, vol. 14, p. 95-114. https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication. 752

Tardif, J. (2006). L’évaluation des compétences. Documenter le parcours de développement, Chenelière Éducation.

Touloupaki, S. (2023). Contribution à l’étude de l’apprentissage de la programmation en grande section et en cours préparatoire, à travers le logiciel ScratchJr : une approche didactique exploratoire, thèse de l’université Paris Cité. https://theses.fr/s177034

1. Une raison des difficultés de la scolarisation d’un enseignement informatique et société est le manque d’exercisation directement associée comme peut l’être la programmation.

2. Le décès de François Villemonteix explique aussi la disparition du mot « accompagnement ». Il était très attaché à cette idée, mais les personnes du projet y étaient sans doute moins sensibles (cf. préface).

3. L’ECOS (examen clinique objectif structuré) est un dispositif d’évaluation des compétences cliniques. Il se présente comme une succession de plusieurs stations qui reconstituent chacune une consultation médicale avec des patientes et patients simulés (PS). L’ensemble des stations par lesquelles passent les candidates et candidats est appelé circuit. Ils et elles y réalisent des tâches cliniques — selon leur niveau d’études — à partir du scénario initial qui leur est proposé : anamnèse, examen physique, diagnostic/diagnostic différentiel, investigations et/ou prise en charge (cf. https://www.unil.ch/ecoledemedec ine/fr/home/menuinst/examens–evaluations/ecos.html).

4. https://icdleurope.org/fr/

5. https://www.ecdl.ch/fr/ecdl/ quest-ce-que-lecdl/

6. https://www.education.gouv.f r/au-bo-special-du-26-novembre-2 015-programmes-d-enseignement-de-l-ecole-elementaire-et-du-colle ge-3737