Quelles ressources pour enseigner l’informatique dans le premier degré ? Une étude de cas

Pascale Kummer-Hannoun

Georges-Louis Baron

L’informatique a trouvé un certain droit de cité à l’école primaire en 2015, à l’issue d’un long parcours marqué de mouvements de flux et de reflux de l’intérêt éducatif pour la programmation (Baron et Drot Delange, 2016). Au sein du projet « Informatique à l’école : conceptualisations, accompagnement, ressources » (IE CARE), nous avons décidé de nous centrer sur les pratiques ordinaires des enseignants intégrant la robotique à l’école primaire en étudiant comment ils choisissent et adaptent les ressources sur lesquelles ils s’appuient. Ces questions nous ont paru d’autant plus importantes que les ressources permettant d’étayer un enseignement de robotique sont encore réduites. Leur pénurie est un des facteurs limitant la mise en œuvre d’activités de programmation, comme cela a été montré encore récemment pour le Canada (Stokes et al., 2023).

Notre choix s’est porté sur les robots les plus simples (les BeeBot) qui ont l’avantage d’avoir seulement cinq commandes : avancer ou reculer (tout droit, pendant une seconde), pivoter de 90° à gauche et à droite, faire une pause d’une seconde. Jusqu’à 40 pas de programme peuvent être mémorisés. Une touche spéciale (GO) permet de lancer le programme et une autre (X) d’effacer la mémoire du robot. Ils ont fait l’objet de nombreuses recherches, dès l’école maternelle.

Komis et Misirli (2012) ont montré, après une recherche menée en Grèce avec des jeunes de quatre à six ans, que ces jouets programmables peuvent conduire au développement de « compétences relatives à des notions mathématiques, à la pensée algorithmique et aux stratégies de résolution des problèmes ».

Ils remarquent que, guidés par un scénario pédagogique, les élèves peuvent « construire des programmes séquentiels » (en utilisant des ressources comme des feuilles de programmation où sont inscrites la suite des commandes constituant le programme) et les entrer sur le BeeBot dont la course renseigne ensuite sur la justesse du programme. Les commandes de base (AVANCE, RECULE, GO) sont facilement appropriées, mais la latéralisation est plus difficile. Ils concluent que « le développement des compétences de programmation (pensée algorithmique, séquence, notion de mémoire) nécessite une contextualisation adéquate au moyen de scénarisation pédagogique pour motiver de manière efficiente les jeunes enfants ».

Notre recherche, centrée sur une étude de cas avec des élèves légèrement plus âgés de six à huit ans (cycles 1 et 2-3), pose la question des ressources mobilisées par une enseignante qui introduit la robotique dans sa classe pour la première fois, et construit elle-même ses séances. Nous la suivons pendant deux années.

Nous nous sommes particulièrement intéressés aux questions suivantes :

Méthodologie

L’enseignante observée a une solide expérience (plus de 20 ans) d’enseignement au primaire. Elle a fait des études scientifiques (licence de biologie), a un intérêt marqué pour l’innovation pédagogique et ne craint pas les prises de risques afférentes. Nous avions déjà travaillé avec elle dans le cadre d’un projet de sciences à l’école. Si elle a déjà souvent fait travailler ses élèves avec des tablettes, elle n’avait pas encore organisé d’activités en informatique proprement dite.

Comme nous souhaitions mener des observations en profondeur et acquérir une bonne compréhension de ce qui se jouait sur la durée, cette recherche exploratoire est centrée sur un seul cas. Il s’agit de documenter l’activité ordinaire dans une situation nouvelle pour l’enseignante, sans partir d’une idée a priori de ce qu’elle pourrait ou devrait être. Les outils d’observation et de récolte de données sont axés sur l’activité de l’enseignante avec les ressources et avec les élèves, et non sur l’activité de ces derniers.

Contexte de l’observation en classe

En France, les programmes de 2015 pour les six à huit ans suggèrent l’introduction de notions de codage et décodage de déplacements dans le cadre des mathématiques et en découverte du monde (cf. le chapitre 2 « Quel enseignement de l’informatique dans la scolarité obligatoire en France ? Analyse des programmes et manuels »). Les manuels de mathématiques de ces niveaux ne consacrent qu’une page ou deux à l’étude des déplacements et codages des robots. Les enseignants sont amenés à recourir aux sites Internet qu’ils soient institutionnels, associatifs ou de collègues, pour y trouver d’autres idées.

Outre le manque de « ressources scolaires traditionnelles » consacrées à la programmation à ces niveaux scolaires, des besoins spécifiques liés aux contraintes de l’activité de robotique sont rarement satisfaits. Ces objets techniques ont un coût important pour le budget des écoles et un minimum d’espace est requis pour leur déplacement. Ici, les conditions étaient très favorables.

La première année (2019–2020), les robots sont utilisés en cours élémentaire 1re et 2e année (CE1 et CE2) par 22 élèves. La crise sanitaire n’a pas permis de poursuivre l’observation l’année suivante, puis en 2021–2022, l’enseignante a une classe de cours préparatoire (18 élèves). Elle conçoit elle-même sa progression, différemment suivant les niveaux.

Dans les deux cas, elle divise sa classe en deux demi-groupes, et forme des petits groupes de deux à trois élèves. Pendant qu’une moitié de la classe est en robotique dans la bibliothèque, l’autre est dans la salle principale (en autonomie pour les CE, sous la surveillance d’un assistant pédagogique en cours préparatoire (CP)). Nous avons pu observer sept des neuf séances en CE, réparties entre décembre et mars. Et en CP, 14 des 16 séances réparties entre novembre et juin. Les séances (de 40 à 50 minutes) ont lieu une fois par semaine en alternance, avec des interruptions pour raisons techniques (deux fois, les groupes de CP ont eu le temps de se succéder dans la même séance).

La structure des scénarios pédagogiques avec les BeeBot présente pour chaque niveau scolaire une phase de découverte du robot (deux séances par demi-groupe), puis une phase de défis (deux séances en CE, trois en CP), avec quelques différences :

Dans ce chapitre, nous limitons l’analyse des ressources pédagogiques à celles utilisées pendant la phase de découverte des robots ainsi que pendant les activités de codage de déplacements qui précèdent. Celles utilisées pour les défis sont évoquées à la marge.

Choix effectués

Il s’agit des choix méthodologiques faits pour l’observation des séances de classe et pour analyser les données recueillies.

Modalités d’observation

Nous (nous deux, ou l’un de nous) avons observé à chaque séance différents groupes d’élèves, rempli une série de cahiers avec la description des principaux événements, recueilli du matériel pédagogique et des travaux d’élèves, et enregistré les interactions. Il s’agit de garder la trace des moments où l’enseignante introduit une ressource et la présente, des consignes qu’elle ajoute et de ses modes de guidage (les élèves, eux, ne sont pas toujours audibles). Des entretiens semi-directifs avec l’enseignante en amont des observations et à la fin des séances ont été menés pour identifier par exemple d’où provenaient certaines ressources, ainsi que les difficultés rencontrées. Il est arrivé que lors d’échanges informels en fin de séance nous lui fassions une suggestion en réponse à une demande.

Méthode pour l’analyse des données

Pour l’analyse, nous avons opéré une distinction entre différents types de ressources utilisées :

Toutes les ressources mobilisées sont susceptibles d’être adaptées ou modifiées d’une séance sur l’autre, et d’une année à l’autre. Ce choix de description permet aussi de suivre la chronologie des activités proposées.

Utilisation d’un large spectre de ressources

L’enseignante a eu recours à une grande diversité de ressources, que nous allons considérer en respectant la catégorisation présentée ci-dessus.

Ressources disponibles

Parmi les ressources « déjà là », il y a celles qu’on pourrait qualifier de ressources d’infrastructure et qui ont un rôle essentiel : la disposition de la salle (arrangée par l’enseignante), la présence d’un assistant scolaire, les robots (qu’il aura fallu recharger avant chaque séance...), et les prescriptions officielles.

D’autres font partie du matériel habituel de la classe et n’ont rien de spécifique, comme le manuel de mathématiques, les outils utilisés habituellement par les élèves (papier / crayon / gomme / règle graduée) ainsi que différents objets présents qui ne semblent pas avoir de rapport direct avec l’activité de robotique mais seront parfois utilisés. Dans cette catégorie entrent les kaplas utilisés pour matérialiser le trajet du robot.

Ressources créées spécifiquement pour la robotique

La phase de découverte des robots a eu pour principaux objectifs d’apprentissage de définir la notion de robot (« une machine qui exécute des ordres ») et le fonctionnement du BeeBot : la signification des commandes, prioritairement le rôle de la touche « effacer la mémoire » ainsi que la distinction entre tourner et pivoter, de façon à pouvoir coder un trajet avec virages.

Dans cette section nous présentons la « fiche initiale » préparée spécialement par l’enseignante la première année (en CE) et son lien avec ses pratiques habituelles. C’est une feuille A4 au format paysage, avec des inscriptions en noir sur un papier beige. Elle ressemble par son aspect aux autres supports fournis pour d’autres activités scolaires. Conforme aux pratiques habituelles de l’enseignante et donc aux habitudes des élèves, elle indique que la manipulation du robot, distribué en même temps que la fiche, n’est pas de l’ordre d’un jeu mais relève d’une activité scolaire, comprenant des tâches de lecture et d’écriture (figure 1).

Figure 1: La fiche initiale, consignes et schéma à compléter en CE1-CE2.

Figure 1 : La fiche initiale, consignes et schéma à compléter en CE1-CE2.

Elle comprend deux parties ; à gauche, un schéma du robot sur lequel on reconnaît les commandes ; à droite, trois consignes :

Cette fiche a plusieurs rôles : support de consignes et d’écriture pour les élèves, acquisition de traces pour les évaluer.

La confrontation de cette fiche au discours de l’enseignante pendant les interactions de classe ainsi qu’au manuel de mathématiques et aux textes officiels révèle que les trois consignes sont choisies en relation avec des activités de mathématique réalisées peu de temps avant, ou prescrites à ce niveau scolaire.

Les commandes de déplacement du robot ressemblent aux flèches utilisées par les élèves la semaine précédente lors d’un exercice de codage sur quadrillage du fichier de maths. D’ailleurs, certains élèves remplissent les cases associées aux commandes représentées sur la fiche, avec par exemple « à droite », « à gauche » sans même allumer le robot pour tester ses déplacements.

La mesure de la longueur du pas est reliée à la « mesure de segment », compétence présente dans les programmes, et a déjà fait l’objet d’exercices. L’enseignante le rappelle pour raviver les souvenirs des élèves sur la façon de procéder. Utiliser une règle, caler le zéro de la règle au début du segment, lire sur la règle la graduation qui se trouve en face de la fin du segment, etc.

Et enfin, les parcours de la dernière consigne sont basés sur des formes géométriques. Le carré est, d’après les textes officiels, une forme à savoir reconnaître et reproduire. Pour la croix, une explication peut être que l’enseignante a cherché une forme plus difficile et compatible avec les seules rotations à angle droit permises par le robot (exit le cercle, le triangle...).

Les séances de robotique s’inscrivent donc dans une continuité pédagogique de temps, d’espace et de méthode, en relation forte avec le programme de mathématiques. La fiche s’est révélée très ambitieuse et a demandé deux séances à la plupart des groupes. La mesure du pas, qui nécessite de repérer la position d’un même point du robot avant et après son déplacement, a posé beaucoup de problèmes. Le parcours en forme de croix (plus de 20 pas et rotations dans les deux sens) s’est révélé bien plus difficile que le carré.

L’écart entre le temps nécessaire, projeté par l’enseignante, et le temps effectif l’a poussée à ajuster son aide en cours de séance et à s’interroger sur les obstacles rencontrés.

Ressources imaginées en cours de séance pour pallier quelques obstacles

Ces ressources sont intéressantes car elles correspondent à celles qui manquent, ou du moins à un besoin non prévu. Ici, elles sont de l’ordre de l’analogie avec d’autres systèmes techniques, ou de gestes.

Pour les touches « X » et « II » et le « pivot », des analogies

Lors de cette première séance, l’identification de la fonction des touches « X » (effacer la mémoire) et « II », (faire une pause d’une seconde) n’est pas immédiate. Les tests que les élèves peuvent faire (appuyer sur la touche « X », ou sur « X » puis sur « II », ou l’inverse, avant d’appuyer sur « GO ») n’aboutissent pas à la solution, car ils produisent le même résultat : le robot n’avance pas. Et si les élèves n’ont pas effacé la mémoire avant d’entrer un nouveau programme, le robot semble faire « n’importe quoi ».

Pour débloquer les groupes, l’enseignante apporte des aides de différentes natures. Elle rappelle qu’un robot ne peut « qu’exécuter les ordres qu’on lui a donnés ». Ensuite elle leur demande s’ils ont déjà rencontré ces symboles sur d’autres appareils, téléphones, vidéos... Les élèves trouvent la signification de la touche « pause » du robot grâce à cette analogie pourtant trompeuse, car c’est une instruction exécutable et non une commande externe. Elle sera utilisée pour les défis.

Si la touche « X » reste mystérieuse pour un binôme, elle transforme l’activité libre en activité cadrée, avec la consigne : « demande au robot d’avancer de deux pas » et rappelle l’existence de la « mémoire » du robot. Alors, les élèves peuvent vérifier si les déplacements du robot sont ceux attendus. S’ils restent déroutés par le résultat, l’enseignante suggère d’appuyer sur « X » et de recommencer. Ceci suffit aux élèves pour comprendre que la mémoire du robot a été effacée. Mais il reste une ambiguïté : certains élèves, pour effacer un programme appuient sur cette touche plusieurs fois, comme avec la commande « suppr » d’un clavier d’ordinateur ou de smartphone qui efface les caractères un par un, alors que la mémoire BeeBot s’efface en une fois.

L’enseignante doit aussi insister sur la différence entre « tourner en avançant comme le font les voitures », et le mouvement de « pivot sur place » du robot. Cette fois, c’est une analogie par la négative.

Coder en référentiels relatifs, introduction de gestes outils

La première figure à faire exécuter au robot est un carré. Pour l’obtenir, il doit avancer puis pivoter, quatre fois de suite. Les commandes de déplacements sont interprétées par le robot en fonction de sa propre orientation : ainsi « avance d’un pas » fait avancer le robot droit devant lui quelle que soit sa position dans la pièce. C’est ce qu’on appelle une référence relative. Pour l’élève qui code, cela suppose qu’il se décentre. En effet si le robot avance vers lui, la touche « pivote à droite » fait tourner le robot vers la gauche de l’élève. Mais les mouvements vers l’avant posent aussi problème, car « avance d’un pas » est codé par une flèche vers « le haut » de la feuille qui signifierait en repère absolu « va vers le nord » (ou « le haut »).

Pour aider les élèves à se repérer, l’enseignante place son doigt au point de départ, et demande aux élèves dans quelle direction doit aller le robot. Si la réponse est correcte, l’élève trace la flèche correspondante. Après validation, l’enseignante déplace son doigt à la position suivante. Si l’élève est perdu, elle déplace aussi le robot à la main, le long d’un carré imaginaire sur le sol.

Dans un des groupes, une élève a l’idée de se déplacer en tenant le robot dans le même sens qu’elle, ainsi elle ne se trompe plus pour indiquer les commandes à son binôme qui écrit le code.

Ces gestes qui seront repris par d’autres groupes, constituent des micro-ressources.

Ce sont plusieurs exemples d’agilité de l’enseignante qui tire profit des objets présents dans la salle et des objets du quotidien, présents dans l’esprit des élèves, et ajuste son guidage, en passant de consignes très ouvertes à des tâches plus simples ou plus contraintes.

Ayant constaté que plus de la moitié des élèves ont des codes erronés ou absent pour le carré, et qu’un seul élève a su programmer les deux trajets (incomplet pour la croix), elle introduit alors une séance de correction collective avant de passer aux défis.

Nous reviendrons plus loin sur les difficultés résiduelles à l’issue de ces séances.

Quelles transformations des ressources ?

La première année, des ajouts de nouvelles ressources sont fréquents pour résoudre certains problèmes. Par exemple, devant la difficulté des élèves à visualiser le déplacement des robots directement sur le sol, elle ajoute pour certains défis des plaques de bristol quadrillées aux dimensions du pas du robot ou propose des trajets matérialisés par des kaplas. Elle fabrique aussi des bandes de programmation avec des cases pour faciliter l’écriture des codes (cet ajout vient d’une proposition que nous lui faisons 1).

Évolution des ressources en CP par remplacement et simplification

Avec les élèves de CP, elle change de méthode et crée un nouveau système de ressources, basé sur plusieurs remplacements. Pour la phase de découverte des fonctions du robot, elle supprime la fiche initiale, mais s’en inspire, nous verrons comment à la section suivante. Pour construire les prérequis de codage de déplacements, elle n’utilise pas le fichier de maths (bien qu’il y ait aussi des quadrillages dans le fichier de maths de CP), et se base sur le « jeu de l’enfant robot » popularisé par Greff (1998) et ensuite présenté en ligne par Duflot 2.

Construction d’un tapis de sol et ajouts d’étapes

Le jeu de l’enfant robot est mis en œuvre sur un grand tapis de sol créé par l’enseignante, il contient une grille dont les cases ont la dimension des pieds des élèves. Quelques cellules mobiles, bleues ou vertes, représentent une rivière ou une forêt que les élèves doivent éviter. Des cellules marron représentent des ponts pour passer par-dessus la rivière. Un repère est placé pour la case départ, un plot sur la case d’arrivée. Un élève joue le rôle du robot, il doit suivre les instructions données par son binôme.

La progression s’effectue en étapes (sur plusieurs séances) avec le tapis de sol :

L’enseignante se rend compte qu’elle doit matérialiser les cases sur la bande et préciser le sens d’écriture ; on est en décembre et les élèves (qui sont alors au début du CP) ont du mal à écrire les flèches et à se relire. Elle finit par construire un mini robot en lego et reproduit le paysage quadrillé sur une feuille A4, pour aider les binômes à imaginer le parcours et le coder. Mais ils auront du mal à s’organiser et à se répartir les tâches, d’autant qu’elle ne leur dit pas de représenter leur trajet sur la feuille.

L’ensemble de ces ressources représente un important travail de fabrication en amont, soutenu par le modèle proposé par Duflot dont il s’inspire fortement. L’enseignante ajoute des ressources outils qui n’existaient pas la première année, et continue à les perfectionner d’une séance à l’autre, mais introduit aussi de nouvelles activités comme le débogage.

Remplacement de la fiche initiale

La fiche initialement utilisée ayant montré ses limites, l’enseignante ne s’en sert pas en CP. À la place, un guidage oral très directif, menant à des micro-tâches aboutit rapidement à une définition des commandes du robot, en particulier pour l’instruction « effacer la mémoire » nommée aussi par les élèves « oublie tout ». Les deux trajets de la fiche sont remplacés par quatre parcours plus simples avec repères au sol :

L’enseignante a supprimé l’étape délicate de mesure du pas et indique qu’il est légèrement plus grand que la longueur d’un kapla. Elle veut aussi leur montrer l’avantage de la grille, ajustée à la longueur des pas, pour visualiser le trajet du robot. Ces activités, en particulier la grille et le couloir tout droit, sont assez vite réussies par la plupart des binômes, qui programment directement sur le robot.

Elle proposera à nouveau l’usage de la bande de codage à remplir pour programmer les trajets des défis, (ce dont les élèves ne se sont en général pas emparés), et finira par l’imposer devant les difficultés persistantes et la nécessité pour elle de détecter la nature des erreurs. Elle ajoutera même en dernière séance une phase de décodage en fournissant une séquence codée utilisant des symboles identiques à ceux du robot. De cette façon, elle divise le problème à résoudre en plusieurs sous-problèmes.

Figure 2: Matériel fourni pour les défis, avec bandes de programmation : (a) à remplir, (b) déjà codée par l’enseignante.

Figure 2 : Matériel fourni pour les défis, avec bandes de programmation : (a) à remplir, (b) déjà codée par l’enseignante.

Identification et traitement de problèmes didactiques

Certaines difficultés sont liées à la technologie elle-même ou aux exercices de déplacement choisis dans les ressources disponibles. D’autres viennent de l’écart entre le fonctionnement du robot et les concepts mathématiques travaillés.

Difficultés liées à l’objet technique

Le robot n’avance pas d’une longueur donnée mais pendant une certaine durée, ses moteurs étant synchronisés. Lorsque, pour une raison quelconque, les roues glissent, ou frottent, il ne se comporte pas comme il l’aurait dû (par exemple, la mesure de la longueur du pas donne des résultats différents suivant les supports). En outre, la métaphore de la rotation est trompeuse : le robot pivote sur place de 90 degrés (le moteur d’un côté s’arrête, l’autre continue de tourner). Ce comportement aussi dépend de la surface. L’enseignante a par la suite essayé d’éviter ce problème en s’assurant que les robots se déplaçaient sur le même type de surface. Cependant, les problèmes ont persisté et il est devenu courant, lorsque le programme était impeccable mais que le robot « buggait », de le pousser doucement pour qu’il puisse atteindre le but.

Difficultés liées aux écarts entre les notions mathématiques prescrites et les déplacements du robot

Compte tenu des problèmes décrits ci-dessus, la commande « avance d’un pas » supposée compatible avec les opérations sur des nombres entiers, prescrites au cycle 2, ne l’est pas, car il est presque impossible d’avoir un sol parfaitement régulier qui donnerait le pas constant d’un « robot idéal ».

Difficultés liées à l’appui sur les manuels de mathématiques

La première année, en introduction à la robotique, l’enseignante s’est appuyée sur les ressources existantes, tout particulièrement en mathématiques. Ces manuels proposent, en suivant les prescriptions, d’étudier les déplacements dans deux référentiels (référentiel absolu et référentiel relatif) et proposent des exercices qui adoptent l’une ou l’autre perspective.

Par exemple, la figure 3 montre deux façons possibles de coder une trajectoire très simple de D (départ) à A (arrivée).

Le premier chemin utilise un référentiel absolu, en utilisant des directions fixes (se déplacer deux fois vers l’est puis deux fois vers le sud) les directions des flèches sont semblables à celles du trajet dessiné entre D et A. Le second référentiel est relatif et reflète les commandes qui doivent être assignées au robot. Ce codage est plus difficile que le premier. Il exige que l’élève se décentre. De plus la rotation est une commande qui n’existe pas en référentiel absolu. Ces deux systèmes symboliques sont incompatibles, bien que très similaires.

Figure 3: Codage en référentiel absolu (1), centré sur le robot ou relatif (2).

Figure 3 : Codage en référentiel absolu (1), centré sur le robot ou relatif (2).

Nature des confusions en CE

L’analyse des codages réalisés par les élèves de CE pour le trajet carré montre que certains ont codé en référentiel absolu, ou ont mélangé les deux systèmes de codage. Par ailleurs, leurs flèches de pivotement ont un tracé rectiligne et non pas courbe.

Or, il y a eu en amont de la robotique des activités basées sur le manuel de mathématiques de la classe de CE1 (À portée de maths, 2016). Ce manuel proposait une seule page d’exercices en référentiel relatif (sans donner d’indication sur le référentiel utilisé). Il s’agissait de coder un robot-tortue, pour lequel on peut définir un angle de rotation, modalité très différente du déplacement des BeeBot. C’est pourquoi l’enseignante n’a pas choisi ces exercices mais a privilégié des exercices de codage et décodage de déplacements en repère absolu, avec des flèches, sur un quadrillage. L’apprentissage du codage en référentiel absolu avant de programmer des robots a pu favoriser la confusion dans l’esprit des élèves.

Nature des confusions en CP

Le manuel de CP, plus récent (Pour comprendre les maths, 2018) mentionne le choix du référentiel (écrit en très petits caractères, dans un petit encadré). Il présente deux types de déplacements travaillés pour représenter ou coder un chemin dans une grille. Le premier utilise un référentiel absolu avec des codes couleurs (un pas vers le mur rouge se code par n points rouges) tandis que l’autre, en référentiel relatif, est semblable au déplacement des BeeBot avec des flèches similaires aux touches des robots (sans marche arrière).

L’enseignante n’utilise pas ces exercices car elle trouve les codes couleurs trop éloignés des flèches, et comme l’exercice avec le robot est situé en fin de manuel, elle estime que cela indique qu’il n’est pas utilisable en début d’année. L’activité basée sur « le jeu du robot » a conduit à des confusions similaires. Dans la vidéo réalisée par Duflot, les deux possibilités de référentiels sont proposées. En référentiel relatif, le changement de direction s’effectue par quarts de tour du corps (vers la gauche ou la droite), tandis qu’en référentiel absolu ce sont des déplacements latéraux (un pas vers la gauche ou la droite sans pivotement), le corps est donc toujours orienté dans le même sens. Or, c’est ce type de déplacement que l’enseignante produit en faisant une première démonstration du jeu du robot, qu’elle corrige dès la deuxième séance. La confusion ne reste présente que chez quelques élèves. Et contrairement aux élèves de CE, ils ont tous su tracer des flèches arrondies pour les pivots.

Discussion

L’analyse des ressources produites par l’enseignante observée montre comment elle a réussi à « scolariser » l’informatique en l’intégrant aux autres matières qu’elle enseigne, ainsi qu’à ses habitudes et pratiques pédagogiques. L’utilisation du fichier de mathématiques et la création de la fiche initiale en sont des exemples forts.

Les transformations apportées aux premières ressources ont mis en lumière la façon dont l’enseignante, en s’appuyant sur les difficultés des élèves, fait évoluer sa représentation de leurs besoins. Il en résulte des ressources qui s’écartent progressivement de l’ancrage mathématique, et dont la fonction évolue. Nous avons identifié différents mouvements :

Ces mouvements résultent et témoignent à la fois de l’intégration progressive de nouveaux repères didactiques montrant que l’enseignante a acquis une plus grande maitrise des outils nécessaires à un enseignement de robotique. En voici quelques exemples : d’un point de vue technique, la sensibilité du robot à l’état du sol ; d’un point de vue didactique, l’importance de l’orientation initiale du robot ; d’un point de vue de la pratique informatique, l’intérêt des tâches de test et de débogage ; et d’un point de vue pédagogique, l’intérêt d’interdire une commande lors d’une tâche de codage.

Son action a été fortement soutenue par son expérience, mais aussi contrainte par les ressources disponibles à l’époque de la recherche. Il y a bien des manuels spécialisés dans l’enseignement de l’informatique au primaire, cependant des chercheurs (Vandevelde et al., 2022) ont montré que les contenus y sont centrés sur l’algorithmique, minorant ce qui relève de la technique et des usages de l’informatique dans la société. Par ailleurs, l’enseignante, qui ne dispose pas de ces manuels en classe faute de budget, se base plutôt sur les manuels de mathématiques de la classe, ou sur des sites spécialisés. (Elle fait par exemple référence à l’ouvrage 1, 2, 3... codez !3

Les manuels de mathématiques, bien plus usuels pour les enseignants, accordent une place très réduite à la programmation des robots et n’explicitent pas suffisamment les particularités du fonctionnement de ces systèmes. Il est important que les ressources prennent en compte non seulement les aspects informatiques et de programmation, mais aussi les aspects mécaniques et didactiques qui ne sont pas du ressort des seules mathématiques. Il subsiste un écart irréductible entre l’idéalisation mathématique des formes géométriques ou des nombres, et le comportement irrégulier d’un objet technique par nature imparfait.

Nous avons vu que l’utilisation successive de différents repères de déplacement pouvait générer des confusions entre des systèmes de codage basés sur des symboles similaires (des flèches) et incompatibles. C’est en effet parce que le robot est un objet technique avec des roues et des axes de rotation, que son déplacement ne peut pas être réduit à celui d’un point, comme le fait le codage en repère absolu.

Le choix d’inscrire dans les textes officiels des activités de codage et décodage de déplacements en privilégiant le lien avec les mathématiques apparaît finalement préjudiciable à la bonne compréhension des spécificités de la robotique, de la programmation et à la prise en compte des besoins des élèves pour ces activités.

Références

Baron, G.-L., et Drot-Delange, B. (2016). L’informatique comme objet d’enseignement à l’école primaire française ? Mise en perspective historique, Revue française de pédagogie. Recherches en éducation, vol. 195, n° 2, p. 51-62. https://doi.org/10.4000/rfp.5032

Greff, É. (1998). Le « jeu de l’enfant-robot » : une démarche et une réflexion en vue du développement de la pensée algorithmique chez les très jeunes enfants, Revue Sciences et techniques éducatives. https://doi.org/10.3406/stice.1998.1372

Komis, V., et Misirli, A. (2012). Jeux programmables de type Logo à l’école maternelle, Adjectif : analyse et recherche sur les TICE. http://www.adjectif.net/spip/spip.php?article140&lang=fr

Nogry, S., et Spach, M. (2022). Robotics learning at elementary school : Constructing abstractions using multiple instruments, Frontiers in Education Technology, vol. 5, n° 2, p. 36. https://doi.org/10.22158/fet.v5n2p36

Spach, M. (2017). Activités robotiques à l’école primaire et apprentissage de concepts informatiques : quelle place du scénario pédagogique ? Les limites du co-apprentissage, thèse de l’université Sorbonne Paris Cité. https://theses.hal.science/tel-02271924

Stokes, A., Aurini, J., Rizk, J., Gorbet, R., et McLevey, J. (2023). Using robotics to support the acquisition of STEM and 21st-century competencies : Promising (and practical) directions, Canadian Journal of Education / Revue canadienne de l’éducation, vol. 45, n° 4, p. 1141–1170. https://doi.org/10.53967/cje-rce.5455

Vandevelde, I., Fluckiger, C., et Nogry, S. (2022). Resources and textbooks for computer science education in French primary schools, International. Association for Research on Textbooks and Educational Media E-Journal, vol. 14, n° 1, p. 1-20. https://doi.org/10.21344/iartem. v14i1.954

1. L’usage de bandes algorithmiques a été préalablement observé par Spach (2017).

2. https://www.youtube.com/ watch?v=9AtmJ9mTaB0

3. https://fondation-lamap.org/pr ojet/123-codez. Plutôt que d’un manuel classique, il s’agit d’un recueil d’activités organisées de manière thématique et librement accessible en ligne.