Quel enseignement de l’informatique à l’école primaire en France ? Réflexions sur 40 ans de développements

Georges-Louis Baron

Dans l’enseignement français, l’informatique a pris différentes formes au fil du temps, souvent comme un ensemble d’outils pour l’enseignement et l’apprentissage des matières scolaires traditionnelles. Nous avons analysé en 2016 avec Béatrice Drot-Delange le cheminement suivi, le qualifiant de « tortueux et cahoteux » (Baron et Drot-Delange, 2016, p. 59). Les lignes qui suivent, rédigées en 2023, actualisent l’analyse. Elles exposent d’abord une synthèse sur l’apprentissage de la programmation en primaire depuis le début des années 1980 en reprenant des éléments factuels de cette publication. Puis elles proposent une réflexion sur l’évolution et les perspectives de la recherche en didactique de l’informatique, ainsi que sur les apports de la recherche participative en termes de problématisation de la question de l’informatique à l’école primaire.

Un lent cheminement de l’informatique comme objet d’enseignement

Historiquement, l’idée que l’apprentissage de la programmation pouvait avoir des vertus éducatives est apparue dès la fin des années 1960, en particulier dans l’enseignement des mathématiques, avec pour outil privilégié le langage Logo (Feurzeig et Papert, 1968). Des expériences d’introduction de ce langage gérant un robot programmable (la tortue Logo) ont été menées en France dans les années 1970 et 1980 à l’école et au collège, avec un certain succès (Le Touzé et al., 1979). Mais, jusqu’en 1979, l’ordinateur n’était guère entré que dans quelques dizaines d’établissements de second degré.

Au début de la décennie 1980, des politiques publiques pour l’enseignement primaire prêtant attention à la programmation

Ce n’est qu’alors, avec le développement de la micro-informatique, que les autorités pédagogiques françaises ont lancé des politiques visant l’enseignement et favorisant l’industrie française. En effet à cette époque le soutien à l’industrie nationale de l’informatique était une considération importante pour les politiques. Les procédures d’acquisition étaient celles de marchés publics, suivant des cahiers des charges définis nationalement. Au début ce sont les lycées (où une expérimentation nationale avait été lancée en 1970) qui ont été les premiers bénéficiaires des politiques publiques, mais les autres ordres d’enseignement ont aussi été considérés.

Émilien Pélisset rappelle en 1985 qu’un plan d’équipement des écoles normales et de formation de leurs personnels avait été élaboré dès 1980. Il prévoyait l’équipement d’une école normale par académie sur quatre ans, accompagné d’une formation de six semaines pour une cinquantaine de leurs enseignants en 1981-82 et 1982-83.

Puis, un plan d’équipements en micro-ordinateurs « grand public » a été annoncé en 1983 à destination des écoles primaires. Il comportait notamment l’équipement des écoles de 16 départements avec des ordinateurs de fabrication française, des Thomson TO-7 relativement peu chers, utilisant un téléviseur standard comme écran, des cartouches et des cassettes magnétiques comme mémoire externe et gérant un crayon optique (ce qui était une nouveauté).

Cet auteur relève aussi la diversité des conditions d’implémentation des matériels et les insuffisances de la formation lors de cette opération.

Les formations s’effectuent de plus en plus hors du temps de service, pendant les congés. Mais surtout le TO-7 et les autres machines de l’Éducation nationale sont incompatibles ; le TO-7 ne fonctionne qu’avec un basic et des logiciels d’un éditeur vendu à la pièce et « protégés ». C’est la fin de la gratuité jusque-là assurée aux activités informatiques dans le service public. L’utilisation des logiciels de la bibliothèque du Centre national de documentation pédagogique (CNDP) est impossible. (Pélisset, 1985)

Deux mois après l’annonce de ce plan a paru une circulaire du directeur des écoles définissant des orientations pour ce niveau d’enseignement : l’informatique y est essentiellement considérée comme « un fait social », pour lequel il convient de mettre en place une « sorte d’éducation civique ». En conséquence, elle doit être considérée dans la perspective d’activités d’éveil : « éveil humain et social, éveil technologique, éveil logistique »1. Concernant ce dernier aspect, la tortue Logo est mentionnée, ainsi que « la nécessité d’éveiller l’enfant à la pensée algorithmique, de lui faire saisir ce qu’est un programme (modestement bien sûr, au début, mais vraiment sur un véritable ordinateur) ».

Rappelons que le livre de Seymour Papert Mindstorms : Children, Computers, and Powerful Ideas venait d’être publié en français sous le titre Jaillissements de l’esprit (1981) et que le langage Logo suscitait un très fort intérêt, tant dans le public qu’à la Direction des écoles.

Deux ans plus tard, le Plan informatique pour tous (1985) a constitué une accélération et une inflexion considérables. Marqué par une vision de la responsabilité du système scolaire face au fait social informatique et par une intention homogénéisatrice, il a notamment réglé la question de l’équipement en ordinateurs des écoles, collèges et lycées publics en fournissant à tous une première dotation, dont le renouvellement incombait ensuite aux collectivités territoriales. La plupart des écoles primaires et des collèges ont reçu ce qu’on appelait des « nanoréseaux », c’est-à-dire des configurations de huit nanomachines Thomson autour d’un serveur PC. L’équipement ne se limitait pas aux ordinateurs et comportait aussi une dotation en logiciels à usage pédagogique (Baron et Bruillard, 1996).

Ce plan très ambitieux avait au moins un point faible. Les enseignants s’étaient vu offrir une formation d’une semaine pendant les vacances de Pâques, qui était cependant insuffisante pour espérer qu’ils puissent ensuite utiliser avec confiance les équipements disponibles face à des élèves. Un complément de formation avait probablement été prévu pour les années suivantes mais, suite à l’alternance politique de 1986, des orientations différentes ont été mises en œuvre 2 (Baron et Bruillard, 1996).

Depuis la fin des années 1980, occultation puis retour en grâce de l’informatique comme objet d’enseignement

Depuis cette époque, l’intérêt institutionnel pour les opportunités ouvertes par l’apprentissage de la programmation (ou, comme on en est venu à dire plus récemment, du « codage ») a considérablement fluctué, on a connu une sorte de mouvement de balancier entre informatique outil et informatique objet d’apprentissage (Baron et al., 2014).

Pour faire simple, on peut considérer que la décennie 1990-2000 a été celle d’un déni de l’intérêt de l’informatique comme objet de formation générale et d’un repli sur ce qu’on appelait « l’outil informatique ».

La décennie suivante a vu l’institutionnalisation de dispositifs d’évaluation des compétences en informatique comme le brevet d’informatique et Internet (B2i) pour les élèves) et le certificat informatique et Internet (C2i), pour les futurs enseignants. Ces certifications ont marqué une inflexion nette par rapport à la période précédente dans la mesure où, intégrées dans le système éducatif et gérées par le niveau national, elles indiquent la reconnaissance de la nécessité de compétences spécifiques en informatique, sans néanmoins prendre en considération ce qui relève de l’algorithmique et de la programmation et sans considérer la question des connaissances en jeu. Ces dernières sont timidement évoquées dans l’arrêté du 14 juin 2006 3, qui indique de manière vague que les compétences à acquérir « résultent d’une combinaison de connaissances, de capacités et d’attitudes à mobiliser dans des situations concrètes ».

La décennie 2010 a été celle de la montée d’un intérêt institutionnel pour l’informatique comme discipline, surtout après la publication d’un rapport de l’Académie des sciences (2013) au titre explicite : L’enseignement de l’informatique en France. Il est urgent de ne plus attendre (Institut de France, Académie des sciences, 2013).

Pour le premier degré, ce rapport insiste sur la découverte de l’informatique par les élèves, soit en utilisant des ordinateurs, soit par l’intermédiaire d’activités débranchées. Il insiste aussi sur le fait que l’initiation à l’informatique est « une occasion pour les enfants de commencer à découvrir à un niveau élémentaire ce pan de notre culture, notamment écrite, fait de signes et de règles pour les manipuler » (p. 22).

Au cours de cette décennie 2010, les dispositifs de certification des compétences existants (B2i et C2i) ont connu un déclin. Ils ont été supplantés par Pix, dispositif original créé en 2016 comme une « startup d’État ». Cette expression, qui sonne comme un oxymore (comme l’indique le site gouvernemental qui présente ce dispositif, il ne s’agit pas d’une startup) 4, désigne une initiative gouvernementale de 2013 destinée à « construire des services publics numériques ».

Une telle initiative est par essence à durée limitée. Pix est ensuite devenu, selon le site http://www.pix.fr/, une « scale-up »5 offrant « un service public en ligne pour évaluer, développer, et certifier ses compétences numériques ».

Pix, qui n’est pas seulement destiné au système éducatif mais aussi au monde professionnel, est dédié à la certification. Son utilité possible comme outil de formation est cependant présente, comme l’indique le slogan « aider des millions d’utilisateurs à cultiver leurs compétences numériques tout au long de leur vie ». Lavigne (2023), qui relève la place très réduite laissée à l’initiative enseignante, souligne l’accent mis sur la « gamification ». Cette dernière, classiquement, organise des parcours par niveaux avec indicateur de progression, jauges, récompenses virtuelles. L’auteur relève qu’en revanche il n’y a pas de marqueur social comme la position dans un classement. D’après lui, cela incite les utilisateurs à se focaliser sur l’augmentation de leur score personnel « au détriment du questionnement sur la réalité des phénomènes représentés » (p. 13).

S’agissant du second degré, le début de la décennie 2020 a (enfin) vu la création d’un certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (CAPES) puis d’une agrégation d’informatique, ce qui marque ainsi la « vraie » naissance de cette dernière comme discipline de formation générale de second degré, cinquante ans après la première politique nationale d’introduction de l’informatique au lycée et 40 ans après la demande explicite faite en 1980 par le rapport Simon au président de la République.

Quelle place pour la « pensée informatique » dans l’enseignement primaire : une question insistante

Concernant le premier degré, ce qui s’est surtout diffusé dans les médias de masse comme dans le discours institutionnel relativement à l’intérêt de l’apprentissage de la programmation (ou du codage), c’est qu’il peut favoriser l’apprentissage d’un type de pensée spécifique, dont le nom a varié au cours du temps. Cela a d’abord été la démarche informatique (« algorithmique, organisatrice et modélisante ») qui a été promue par le colloque fondateur de Sèvres en 1970 (Baudé, 2018). Dans les années 1985, on a parlé de pensée logistique ou algorithmique. Puis l’idée de pensée informatique, introduite en 2006 par Wing (2006) s’est diffusée. Pour cette dernière, c’est une « forme de pensée analytique » (Wing, 2008) pour la résolution de problèmes, dont elle précise qu’elle ne nécessite pas forcément une machine et dont l’essence est « l’abstraction », ou plus précisément la gestion de différents niveaux d’abstraction.

Cette idée prend peu en considération d’autres aspects importants de l’informatique comme celui de la culture technique ou celui du champ « informatique et société ». Elle est donc réductrice par rapport au fait informatique en général.

En tout cas, l’idée de former à la pensée informatique (souvent considérée comme quasi équivalente au codage) a connu une certaine faveur dans la décennie 2010, en s’appuyant sur la large diffusion de nouveaux environnements, en particulier dans le domaine de la robotique pédagogique, avec les différents robots de type Thymio ou BeeBot, ou les systèmes de programmation de type ScratchJr héritiers de Logo et adaptés aux jeunes enfants.

Ces environnements apparaissent désormais dans les manuels du primaire, en particulier de mathématiques (où ils viennent en appui à l’acquisition de notions de ce domaine). Ils interviennent aussi dans des actions d’innovation pédagogique. Ces dernières restent promues par des services ministériels et sont souvent soutenues par des collectivités territoriales (dont la responsabilité majeure porte sur la logistique de l’enseignement), ou par des opérateurs de type Canopé, ancien CNDP qui a récemment reçu une mission de formation continue des enseignants.

Au total, si l’informatique est devenue en 2020 une jeune discipline de second degré de plein exercice, elle n’a encore qu’une place relativement modeste dans les instructions officielles en tant que matière d’enseignement. Elle intervient principalement à l’école primaire sous la forme du codage, en proximité avec les mathématiques et pas de manière généralisée. L’évolution de la situation suppose que quelques problèmes difficiles reçoivent une solution : le premier est celui de la formation des enseignants au numérique en général et à la programmation en particulier ; le second, qui explique le précédent, est celui de la construction d’un consensus social sur les finalités de l’enseignement de l’informatique dans l’enseignement primaire.

Formation des maîtres et finalités de l’enseignement : deux problèmes importants et liés

Former des maîtres : une nécessité critique

Les politiques publiques des années 1970 et du début des années 1980 avaient accordé une grande importance à la formation en informatique des enseignants du second degré, investissant lourdement pour faire fonctionner un ensemble de centres de formation où des enseignants ont pu suivre une formation d’une année en étant totalement ou partiellement déchargés de cours.

Dans l’enseignement primaire, les anciennes écoles normales faisaient une place aux technologies nouvelles (surtout l’audiovisuel). Mais, depuis la création des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) en 1990, l’informatique et le numérique ont peiné à trouver une place, d’autant qu’à cette époque l’accent ne portait pas du tout sur la programmation, qui était même considérée comme quelque chose de plutôt indésirable face aux exigences du lire-écrire-compter.

En effet, c’est le numérique qui est venu au premier plan, avec ses nombreuses dimensions (Baron, 2018). D’autres sujets ont attiré l’attention des pouvoirs publics, comme la familiarisation avec une série d’instruments informatisés (au premier rang desquels le traitement de textes et de tableaux, où la programmation n’apparaît pas nécessaire 6). On peut aussi citer l’éducation aux médias et à l’information (EMI), relevant en pratique de la responsabilité des enseignants documentalistes, ainsi que la culture technique, voire les humanités numériques.

Les formations d’enseignants, dépendantes des orientations ministérielles, prennent en conséquence peu en compte l’apprentissage de la programmation. Les formations continues, installées dans les différentes circonscriptions de l’enseignement primaire ont pris très partiellement le relais, avec une augmentation sensible du nombre de ressources en ligne disponibles. Certaines de ces ressources sont directement issues d’initiatives ministérielles comme Prim à bord7 qui concerne le numérique à l’école en général et propose notamment des entrées comme codage / programmation, robotique et EMI. D’autres, ayant la forme de manuels, proviennent d’éditeurs (Vandevelde et al., 2022). On trouve également des productions diverses venant d’associations, voire d’initiatives individuelles.

D’où provient la difficulté pour le système éducatif à offrir des formations en informatique aux enseignants du premier degré ? Dans un article fondateur, André Chervel (1988) observait que la création de disciplines scolaires dépend au premier chef d’un consensus social sur les finalités qui leur sont assignées. Cela a pris 50 ans (1970–2020) pour l’informatique dans le second degré.

Un déficit de consensus sur les finalités d’un enseignement d’informatique à l’école

À l’évidence, la perspective d’une initiation à la pensée informatique ne fournit pas une base suffisante. D’autres propositions ont été faites, comme celles d’Eric Bruillard (2014). Pour celui-ci, il s’agit de transmettre une culture qui, « comme toute culture, a pour fondement une technicité partagée et valorisée ».

L’enjeu est de s’inscrire dans des visées larges, allant bien au-delà d’activités d’écriture de programmes (coder) dans l’objectif de commencer à maîtriser une technologie de travail : développer également des capacités d’action sur le monde et de compréhension de ce monde, des valeurs autour du travail individuel et collectif. (Bruillard, 2014)

Sans doute, cela peut faire consensus, car personne ne peut ouvertement être contre l’idée de former des citoyens responsables. Mais comment avancer dans cette perspective ? Par quel moyen y parvenir ? Ne peut-on pour cela utiliser les matières et disciplines existantes ? C’est régulièrement le choix qui a été fait jusqu’ici au niveau primaire et la situation ne semble pas sur le point de devoir changer bientôt. Le ministère chargé de l’enseignement primaire ne semble en effet pas considérer l’initiation à l’informatique et au numérique comme une composante fondamentale de la culture générale, comme littératie spécifique.

Cette situation entraîne deux conséquences principales, non exclusives. La première est que les mathématiques, matière fondamentale, sont en passe d’acquérir une sorte de prééminence voire d’exclusivité sur l’enseignement de l’informatique à l’école, avec comme corollaire une focalisation sur le codage d’algorithmes mathématiques. La seconde est l’intervention d’autres acteurs dans des cadres périscolaire et parascolaire : les familles, bien sûr, des associations de militants, mais aussi des collectivités territoriales et des opérateurs privés, éditeurs ou nouveaux fournisseurs de services éducatifs. Quels en seront les effets en termes de disparités sociogéographiques voire d’iniquités ?

Observer, documenter, problématiser, expliquer, une responsabilité importante pour la recherche

Constitution progressive d’une communauté de didactique de l’informatique s’intéressant à l’enseignement primaire

Des recherches francophones sur l’apprentissage de la programmation par des jeunes d’école primaire ont été menées dès la fin des années 1970 dans la dynamique de la mouvance Logo (Robert, 1985), produisant des résultats assez convergents : dans des conditions favorables, les jeunes sont capables de réaliser des programmes assez complexes. Mais les limites de l’initiation à une pensée procédurale ont également été soulignées, tout comme la difficulté à observer des transferts d’apprentissage dans d’autres domaines (Crahay, 1987).

Au niveau international, des recherches sur l’apprentissage de l’informatique utilisant les nouveaux environnements robotiques ou de type ScratchJr n’ont pas cessé de se développer, en particulier aux Etats-Unis (Bers, 2010 ; Wilson et Moffat, 2010). Il est à noter qu’en Europe, des chercheurs grecs ont aussi été précurseurs (Komis et Misirli, 2012).

En France même, une communauté s’est constituée en s’appuyant sur un noyau de chercheurs s’intéressant à l’informatique dans l’enseignement primaire. Des thèses ont été soutenues dès la fin des années 1990 (comme Harrari, 2000) ; des supports de publication ont été ouverts aux jeunes chercheurs (en particulier la revue adjectif.net) et différents types de colloques servant à diffuser les idées et à en susciter de nouvelles ont été créés.

Parmi ces derniers, il convient de mentionner la série Didactique des progiciels (DIDAPRO) lancée à l’université de Créteil en 2003 lors d’une période d’étiage de l’intérêt institutionnel pour l’enseignement de l’informatique, renommée en 2011 lors de sa quatrième édition à Patras (Grèce) DIDAPRO-DIDASTIC pour marquer son intérêt pour les sciences et technologies de l’information et de la communication 8. C’est d’ailleurs à partir de cette édition qu’on commence à voir un nombre significatif de contributions relatives à l’école primaire.

Par ailleurs, la série de conférences École et TIC (ETIC), lancée en 2013 à l’université de Limoges à l’initiative de Béziat et Villemonteix 9 et spécialement focalisée sur l’école primaire, a également joué un rôle important de regroupement d’une communauté. Un élément central de cette dynamique a été l’engagement de chercheurs issus de toute l’aire francophone et même au-delà (Nogry et al., 2019).

Vers le milieu de la décennie 2010, l’intérêt croissant des pouvoirs publics pour l’informatique comme objet possible d’enseignement à l’école primaire n’a sans doute pas été étranger à la suite favorable donnée à certains projets de recherche soumis à l’Agence nationale de la recherche (ANR).

Le projet Didactique et apprentissage de l’informatique à l’école (DALIE) (2016–2018) 10 a d’abord visé à faire le point sur les représentations que les enseignants, les élèves ont de l’informatique, sur les représentations que les étudiants se préparant à l’enseignement primaire et leurs formateurs se font de la place à donner aux technologies informatisées à l’école. Il a produit des résultats de recherche sur l’apprentissage de l’informatique à l’école primaire, fédéré des initiatives de recherche sur le territoire et préparé le terrain pour un projet se fondant sur ces premiers acquis : « Informatique à l’école : conceptualisations, accompagnement, ressources » (IE CARE), qui lui a succédé en 2018.

IE CARE, projet producteur de connaissances

L’objectif principal de cette dernière recherche a été de réfléchir de manière pluridisciplinaire à des modalités durables pour un enseignement de l’informatique à l’école obligatoire. Trois directions principales ont été explorées : délimiter un ensemble de contenus informatiques enseignables ; concevoir et tester l’usage de scénarios pédagogiques et de ressources pour soutenir des pratiques d’enseignement et d’apprentissage de l’informatique, et mettre en place un cadre d’accompagnement pour les enseignants et les formateurs en informatique.

Parmi les nombreux enseignements qu’on peut tirer de cette recherche, je retiens principalement ici qu’elle confirme les premiers résultats obtenus lors des expérimentations Logo. Même de jeunes élèves sont capables de se familiariser avec des dispositifs informatisés et de réaliser des projets assez complexes, pourvu qu’ils soient guidés par une programmation didactique bien pensée (Touloupaki, 2023). En mettant en œuvre de la programmation, les jeunes n’apprennent sans doute pas tant des concepts informatiques qu’ils n’acquièrent les premiers rudiments d’une culture technique et se familiarisent avec des instruments et des conceptualisations du fonctionnement de systèmes matériels et logiciels. Ce qui restera dans leur esprit dépend de la récurrence de ce type d’expérience, qui peut se produire non seulement au sein de l’enseignement formel mais aussi lors d’activités menées dans des cadres périscolaires et extrascolaires.

Le projet a aussi confirmé qu’il est nécessaire pour les enseignants de bénéficier de conditions favorables en termes de ressources (pas seulement techniques d’ailleurs mais aussi institutionnelles). Une maîtrise de l’informatique en général ne leur est pas nécessaire. Il importe en revanche qu’ils soient sûrs de leur pédagogie, qu’ils disposent du point de vue de l’informatique d’une familiarité suffisante avec les dispositifs utilisés et qu’ils aient une idée claire des conceptualisations à susciter. Une difficulté est que les activités à conduire en classe ne sont pas encore bien alignées avec le fonctionnement traditionnel de l’école. Elles représentent une innovation pédagogique nécessitant de gérer de nouveaux aléas et sont assez coûteuses en investissement personnel, ce qui gêne leur banalisation rapide.

Quelles perspectives ?

L’enseignement scolaire restant la base sur laquelle se construit une culture commune, une question insistante est alors celle d’une prise en compte plus nette de l’informatique dans les instructions officielles et dans les programmes d’étude de l’enseignement obligatoire, ce qui sort clairement du cadre de responsabilité des chercheurs.

Ces derniers ont néanmoins la responsabilité de documenter les initiatives prises par les praticiens (et donc de les observer, en accord avec eux), d’identifier des problèmes posés (en particulier lors des sorties de phases expérimentales), de comprendre ce qui se joue, de diffuser leurs idées pour que d’autres s’en emparent.

L’intérêt pour la didactique de l’informatique (et plus largement du numérique) devrait se maintenir encore un moment et se diriger aussi dans les années à venir vers ce qu’il est possible de transmettre lors des premières années de collège dans le domaine de la culture technique et de la mise en œuvre de concepts proprement informatiques, en considérant aussi les modalités non formelles d’apprentissage fondées sur la recherche de ressources en ligne et sur l’entraide entre pairs.

Dans la mesure où il s’agit de documenter des situations, de les problématiser, de les comprendre, la recherche participative, associant différents types d’acteurs, se révèle une modalité utile.

Elle pose cependant des problèmes de différents ordres. Par exemple, le projet IE CARE avait bel et bien prévu de privilégier cette perspective, notamment pour étudier certaines pratiques d’enseignement ainsi que la mise en œuvre de formations. Malheureusement, la crise sanitaire de la Covid-19 a imposé l’annulation de séances de formation continue où il était prévu de développer des collaborations avec des praticiens. De plus, il a été pratiquement impossible de se rendre dans les classes pendant une période assez longue, ce qui a empêché d’enclencher une dynamique. Seuls les terrains où des liens de confiance entre chercheurs et praticiens avaient pu être établis avant le projet ont pu suivre ce mode de fonctionnement.

Même quand les conditions pratiques sont favorables, la situation peut néanmoins se compliquer lorsque sont explorées des directions qui ne sont pas assez en phase avec les orientations officielles du moment : les décideurs soutenant le projet peuvent alors exprimer une frustration qui peut avoir des conséquences notables quand ils ont une responsabilité de supervision sur les praticiens souhaitant participer à la recherche.

On est alors face à une situation très classique, illustrant à nouveau les rapports souvent difficiles entre savants et politiques. Sa gestion fait intervenir de la diplomatie et des rapports de force où la position des chercheurs seuls est plutôt faible. Ce qui nourrit pratiquement cette position, c’est moins leur capacité à apporter des résultats généraux qu’à proposer des réflexions étayées par des observations menées selon les règles de l’art et à les publier.

Comme nous le soulignions dans un texte écrit avec Cédric Fluckiger traitant du problème plus large de la recherche sur les technologies (Baron et Fluckiger, 2021), un enjeu est le développement dans la durée de forums d’échanges pluridisciplinaires permettant de constituer des collectifs hybrides durables intéressés par la recherche participative.

Références

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Wing, J. M. (2006). Computational thinking, Commun. ACM, vol. 49, n° 3, p. 33-35. https://doi.org/10.1145/1118178.1118215

Wing, J. M. (2008). Computational thinking and thinking about computing, Philosophical Transactions of the Royal Society of London A : Mathematical, Physical and Engineering Sciences, vol. 366, n° 1881, p. 3717-3725. https://doi.org/10.1098/rsta.2008.0118

1. Dossier EPI n° 6 « l’informatique à l’école » (1984), http://epi.asso.fr/revue/dossiers/ d06p005.htm

2. La gauche, au pouvoir depuis 1981, a perdu en 1986 la majorité à l’Assemblée nationale. Jacques Chirac est devenu premier ministre dans le cadre d’une cohabitation avec le président François Mitterrand.

3. https://www.education.gouv.fr/ bo/2006/29/ MENE0601490A.htm

4. https://labo.societenumerique. gouv.fr/fr/articles/les-startups-détat-une-nouvelle-manière-de-construire-des-services-publics/

5. Cette expression vise sans doute à indiquer une volonté de changement d’échelle et l’objectif d’accroître le chiffre d’affaires.

6. Encore qu’on peut considérer que non seulement la création de macros mais aussi la création de formules dans un tableur relèvent déjà bien de la programmation. Il en va de même, dans une certaine mesure, de la définition des styles de paragraphes ou du publipostage dans un traitement de textes.

7. https://eduscol.education.fr/ 196/prim-bord

8. https://www.didapro.org

9. https://colloque-etic-4.sciencesconf.org/

10. https://www.unilim.fr/dalie/ le-projet/