Préface

Georges-Louis Baron

L’informatique est un fait social multiforme, maintenant largement intégré dans la société française de ce début de XXIe siècle. Ses diverses manifestations étonnent, suscitent une adoption souvent teintée de crainte, parfois le rejet, rarement l’indifférence. Pourtant, c’est un fait éducatif relativement peu pris en compte à l’école primaire.

Au début des années 1990, des ordinateurs dotés de fonctions de manipulation directe (en général via une souris) et de bonnes capacités graphiques ainsi que de supports de mémoire adaptés (des CD-ROMs à l’époque) sont devenus accessibles au grand public. Les autorités pédagogiques ont alors considéré qu’il n’y avait pas lieu d’organiser un enseignement d’informatique dans la formation générale. Pour elles, l’outil informatique, convivial, ne nécessitait qu’un peu de familiarisation, peut-être l’acquisition par la pratique de quelques compétences (en particulier, en technologie collège) mais en aucun cas un curriculum spécifique.

Cette vision naïve a fini par s’estomper. Depuis le début des années 2000, il a été progressivement accepté qu’il y avait des compétences à acquérir, puis des connaissances. La question devenait alors de préciser lesquelles étaient indispensables et de concevoir un curriculum les articulant. Cela a occupé chercheurs, militants (on ne parlait pas encore d’influenceurs) et décideurs pendant pas mal de temps.

Dans la décennie 2010, des enseignements d’informatique ont été introduits dans le second degré et, en 2020, un certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (CAPES), concours de recrutement de professeurs d’informatique, a finalement été institué, ce qui marque de manière officielle la naissance de l’informatique comme discipline scolaire. Fait significatif d’un rapport de forces favorable, un concours d’agrégation a été créé, dès 2022, donnant finalement suite à une des propositions du rapport Simon en 1980 au président de la République.

Il n’en a pas été ainsi dans le premier degré. Des activités informatiques ont été organisées à l’école depuis les années 1980, mais elles sont restées occasionnelles, souvent menées à l’occasion d’innovations conduites par des personnes très motivées au service de l’apprentissage de leurs élèves. Parmi ces activités, celles qui sont liées aux algorithmes et à la programmation (à ce qu’on appelle souvent, de manière sans doute abusive, la « pensée informatique ») ont une place à part. Mais elles n’ont pour l’instant pas trouvé de place comme matière d’enseignement et n’ont pas fait l’objet d’une grande priorité.

Des recherches se sont intéressées dès la fin des années 1970 à l’apprentissage de la programmation par de jeunes enfants, en particulier autour du langage Logo, qui a fourni des situations conduisant à programmer des robots tangibles (la « tortue Logo ») ou à organiser des interactions entre entités simulées sur écran (« tortue-écran »). Dans cette lignée, une innovation majeure sera apportée par le système Scratch et son adaptation pour de jeunes enfants, ScratchJr.

Ce flux de recherches a permis de produire un ensemble de résultats mais aussi de nouvelles problématisations quant à la manière de considérer une initiation à l’informatique à l’école primaire.

Le projet pluridisciplinaire « Informatique à l’école  : conceptualisations, accompagnement, ressources » IE CARE (associant des chercheurs en sciences humaines et sociales et en informatique), accepté par l’Agence nationale de la recherche en 2018, s’inscrit dans cette filiation.

Son objectif principal a été de comprendre et de proposer des conditions et des modalités durables pour un enseignement de l’informatique à l’école obligatoire. Trois axes de développement reliés par une tâche transversale ont été définis  : le premier axe a visé à délimiter un ensemble de contenus informatiques enseignables, le deuxième à concevoir et mettre à l’épreuve des scénarios pédagogiques et des ressources pour soutenir les pratiques d’enseignement et d’apprentissage de l’informatique à l’école et au collège. Enfin, le troisième axe s’est orienté vers la mise en place d’un cadre d’accompagnement pour les enseignants et les formateurs en informatique.

Le déroulement du projet a malheureusement été fortement perturbé par plusieurs causes. D’abord, François Villemonteix qui était à son initiative est décédé subitement en 2018. Il avait commencé sa carrière comme enseignant du primaire et en avait une connaissance très approfondie puisqu’il a été ensuite inspecteur de l’Éducation nationale. Il s’était très tôt intéressé à l’informatique en éducation et avait suivi un parcours d’études universitaires le menant jusqu’à devenir professeur de sciences de l’éducation à l’université de Lille. Il avait notamment joué un rôle important dans le projet Didactique et apprentissage de l’informatique à l’école (DALIE), qui a précédé IE CARE. Sa disparition a été durement ressentie. Le relais a cependant été rapidement pris par Cédric Fluckiger, avec l’aide des responsables d’axes.

Par ailleurs, à partir de 2020, la crise sanitaire du coronavirus a considérablement entravé les travaux : les nouvelles nécessités de « continuité pédagogique » et leurs exigences d’enseignement à distance sont brutalement venues au premier plan. La coordination entre des équipes de recherche se connaissant déjà n’en a pas trop pâti, mais les enseignants ont souffert d’un surcroît de travail et de stress. Beaucoup d’observations en classe ont dû être reportées à des jours meilleurs et la co-conception de ressources en relation avec des praticiens a pris un retard qui n’a pu être pleinement rattrapé.

Pour autant, la recherche menée a permis une production scientifique conséquente, dont ce livre présente une synthèse. Ses coordinateurs ont choisi un plan qui ne reprend pas les trois axes initiaux, mais s’organise, après un chapitre de contextualisation historique, autour de trois grandes parties : enseigner; apprendre; former. Ce choix est logique car ce sont là les grands aspects fondamentaux de tout enseignement. On y trouvera des analyses d’instructions officielles, de pratiques d’enseignants, d’activités d’élèves, d’actions de formation et des réflexions sur la scénarisation de ressources destinées à accompagner l’action enseignante.

L’ensemble me semble bien illustrer la multiplicité des questions que pose le fait informatique à l’école primaire. L’enjeu n’y est pas seulement l’acquisition d’une « pensée informatique », mais il enveloppe ou intersecte de nombreux champs, dont le moindre n’est pas celui des conditions permettant aux enseignants de s’approprier des ressources, de les modifier pour rendre viable leur enseignement : ressources matérielles et humaines, ressources immatérielles d’accompagnement...

Bien entendu, de nombreuses questions subsistent relativement aux problèmes qui se posent pratiquement pour faire exister une éducation à l’informatique à ce niveau scolaire. Comment les étudier ? Comme l’indique Eric Bruillard dans la postface, l’enjeu est de prendre en compte, d’une manière qu’on pourrait qualifier de systémique, à la fois les contenus, les ressources, et les situations éducatives.

Fruit d’une approche pluridisciplinaire, cet ouvrage donne une série de clés permettant de comprendre un mouvement qui est loin d’être achevé et dont l’importance pour les jeunes générations ne peut être sous-estimée.